Ma réflexion sur les sentiments que souvent ressent l’endeuillé au cours des premiers mois, s’inscrit dans une série de quatre articles intitulés : Les regrets, La solitude, Les souvenirs et La gratitude. Ce sont les thèmes les plus fréquemment évoqués dans le récit des endeuillés et je tenterai de les traduire le plus fidèlement possible tout au long de l’année 2017.
Quelques définitions
Le regret est un sentiment que l’on confond souvent avec le remords, la culpabilité et la honte. Il est important d’en saisir les principales nuances telles qu’elles se dégagent du dictionnaire Larousse :
- Les regrets suscitent du chagrin, la déception d’avoir ou de ne pas avoir dit ou fait quelque chose qu’on aurait souhaité ou considéré approprié.
- Le remords engendre un tourment moral causé par la conscience d’avoir mal agi.
- La psychologie définit le sentiment de culpabilité comme l’impression de ne pas avoir été juste, d’avoir, en fantasme ou en réalité, enfreint un tabou, nourri un désir défendu ou commis un geste répréhensible envers telle personne dans telle situation.
Quant à la honte, on la résume comme suit :
- Sentiment d’humiliation qui résulte d’une atteinte à l’honneur, à la dignité.
- Sentiment d’avoir été l’auteur d’une action indigne de soi et anticipation du jugement défavorable d’autrui.
À la lumière de ces distinctions, les regrets s’expriment de différentes façons, la plus classique étant : Si j’avais pu, si j’avais su, j’aurais donc dû… Pour la plupart, le retour sur les heures qui ont précédé le décès d’un proche semble incontournable. On aimerait réécrire l’histoire de ce qui s’est passé au moment du décès ou peu de temps après. Plus encore, on souhaiterait une issue autre que la mort. Ainsi, une maman dira-t-elle : Si seulement mon fils avait retardé son départ de quelques secondes, il n’aurait pas succombé à la collision frontale causée par un chauffard. Un père ravagé de chagrin constate : J’ai accompagné mon fils sans relâche mais, en cédant au sommeil dans les heures les plus cruciales, j’ai raté son dernier souffle. Une jeune fille de vingt ans, inconsolable, répète à qui veut l’entendre : Si je n’avais pas rompu avec mon copain, il ne se serait pas suicidé. Ces cris du cœur proviennent des émotions et non de la raison; ils mettent à découvert le désarroi personnel, le degré d’amour éprouvé envers celui ou celle qui n’est plus, le vide dans lequel l’endeuillé vient de basculer.
Une leçon d’humilité
À l’heure où vous lisez ces lignes, vous songez peut-être à vos propres regrets. Mais nul n’est parfait, ni devin, ni tout-puissant devant ce qui lui semblait encore improbable quelques heures avant la mort d’un proche. L’être humain n’est pas en mesure de tout prévoir, de prévenir le pire, de triompher de l’inéluctable : la maladie incurable, l’accident fatal, la perte par suicide. Lorsqu’un proche est gravement malade, la personne clé à son chevet s’efforce généralement d’offrir le meilleur d’elle-même, soit son amour, sa loyauté, son énergie et sa compassion. Toutefois, malgré la manifestation d’autant de trésors de l’âme, nul ne peut s’opposer au destin, ni se soustraire à ce qu’il engendre. Quand l’amour est à son apogée et que les sentiments de l’un et de l’autre s’affirment, se raffermissent ou se nouent avant le grand détachement, il est tentant de croire qu’autant de détermination et de complicité amoureuse vont réussir à déjouer la mort, même annoncée. Cette illusion rassurante de toute-puissance, l’épreuve, dans sa dure réalité, va nous contraindre à la démystifier. En effet, l’expérience du deuil nous amène humblement à accepter de perdre la personne qui nous était précieuse et que nous estimions peut-être même nécessaire à notre évolution.
Qu’il s’agisse d’une perte soudaine ou médicalement annoncée, on n’en ressent pas moins de chagrin; seul le choc n’a pas la même ampleur. On regrette alors d’avoir failli à assurer une présence soutenue et sécurisante, de n’avoir pu dire « je t’aime » une dernière fois, de n’avoir su transmettre les messages essentiels avant le grand départ. Cela dit, le choc peut également se manifester au moment de perdre un être que l’on a accompagné durant la traversée du mourir car, entre avoir intégré un pronostic réservé et le champ des émotions au moment du dernier souffle, il y a tout un monde : Je sais qu’il va mourir, mais je n’y crois pas. Ou encore : Je sais qu’il est mort, mais je l’attends encore. C’est ainsi que la psyché, pendant un certain temps, se donne les moyens de survivre à l’impensable. Il arrive, dans les pires moments, que la réalité cède le pas à l’imaginaire et que, grâce à cet espace de « pure création », on parvienne à faire face aux événements : d’abord en n’y croyant pas, puis en s’adaptant peu à peu à la cruauté du manque, du vide, de l’absence. Le regret ne se manifeste généralement pas durant la période d’incrédulité (les premiers jours ou les premières semaines après le décès), mais au fur et à mesure que l’absence se fait plus lancinante parce que plus réelle.
Le travail de reconstruction
En perdant un être cher, la personne en deuil a le sentiment de se voir dépouillée de l’essentiel. La disparition d’une relation unique et irremplaçable laisse en soi un cratère qui ne ressemble à aucune autre épreuve. En effet, si les changements et les transitions de la vie courante peuvent représenter des moments de défi, de doute, de crainte ou de tourment et constituent des tournants majeurs, la perte par la mort n’a pas d’équivalent. Tel n’est pas l’avis de certains auteurs qui voient en toutes formes de pertes une façon d’apprivoiser la séparation ultime au terme de sa propre vie. Ces mêmes penseurs diront sans ambiguïté que la mort fait partie de la vie. Incontestable sur un plan objectif et rationnel, ce point de vue, toutefois, n’emporte pas mon adhésion.
Un travail intérieur et solitaire permettra à l’endeuillé, désormais privé de la richesse et de la puissance de l’engagement relationnel, de reprendre pied dans une vie qui ne sera plus jamais la même. Cette reconstruction de soi est possible et prend différents visages dans un espace-temps indéterminé. Le cheminement personnel tout au long de la vie, la présence à ce qui nous entoure, la conscience soutenue de ce qui contribue à bâtir notre monde intérieur, nous préparent en quelque sorte à affronter les coups durs, en l’occurrence la perte d’un être cher. Mais c’est au moment même de vivre une telle expérience que l’on ressentira le poids de la souffrance globale comme jamais auparavant. Ce que certains qualifieraient de « sagesse » pourrait fort bien faire écho à cette pensée de Frédéric Lenoir et de Leili Anvar : La sagesse n’est jamais acquise, toujours à venir, comme un horizon ouvert à l’infini. Plus qu’un état, elle est une disposition, une ouverture à ce qui vient… Il suffit de se mettre en position d’écouter, de recevoir et surtout d’accepter de changer de regard… Voir au-delà des formes l’invisible énergie qui fait croître les plantes et éclore la beauté, trouver en soi le désir de grandir, de dévoiler le sens des choses et en méditer le mystère aussi… La vie est à saisir ici et maintenant, en sa totalité et sa sacralité. Elle est le plus extraordinaire laboratoire alchimique imaginable, celui dans lequel chacun peut se transformer et transmuer la boue en or.
Ce travail de retournement ne surgit pas en un instant, ni comme mourant, ni comme témoin de la mort. On ne peut assumer la réalité de la perte irréversible sans avoir préalablement labouré le champ de notre intériorité. L’intégration progressive de mécanismes de confiance, de résilience, de sagesse ou de maturité, dynamise l’évolution personnelle à l’infini. Celle-ci offre à l’endeuillé une posture intérieure salvatrice et une adaptation inespérée car, au fond, l’être pleinement conscient ne cesse jamais de se développer au gré des aléas de la vie. L’être humain possède un ressort invisible qui se détend aux moments les plus sombres : la capacité de supporter la permanence de la perte en visualisant parallèlement l’impermanence de sa détresse.
L’essentiel se situe au cœur de la relation humaine, l’autre m’ayant révélé à moi-même, cet autre qui, par son regard aimant ou bienveillant aura fait émerger mon potentiel ou apparaître la profondeur de mon être. Et c’est peut-être là que réside la différence radicale entre la perte d’un travail, d’une partie de sa santé ou de son autonomie — quoique très éprouvante — et celle de l’être qui nous a transformé, élevé, véritablement aimé. Quand la relation a été déterminante, l’établissement d’un filet d’espérance ou de sécurité affective n’a rien d’utopique; il s’installe en soi, le temps d’intégrer la réalité de la perte autant que de saisir tout ce qu’elle a laissé d’intact en son centre.
Une voie d’apaisement
Difficile à verbaliser, le phénomène nous dépasse, on a le sentiment que l’être cher ne meurt pas. Il ne pouvait pas mourir car, inconsciemment, on lui refusait ce droit. Fort heureusement, on réalise tôt ou tard que son essence nous habite encore même si son enveloppe a disparu. Ses talents, ses qualités, ses projets, ses désirs peuvent être prolongés, renouvelés, étayés par celui ou celle qui reste. Se dessine là une voie d’apaisement pour les regrets, une deuxième voie sur laquelle l’endeuillé pourra reprendre pied. Après quelques étapes redoutables, il pourra non seulement mieux composer avec ses regrets, mais il verra tout l’amour sous-jacent à ce mélange de désir et de tristesse. Il saura faire la part des choses et comprendre que le malaise ne peut pas durer, ni le risque de voir les regrets se scléroser en culpabilité indélogeable.
Le décès d’un proche nous confronte à notre sentiment d’impuissance, c’est-à-dire à l’illusion de pouvoir sauver l’autre par nos soins, nos prières, notre amour ou notre présence indéfectible. Mais lorsque la Faucheuse frappe, ce que nous regrettons peut-être davantage, c’est d’avoir imaginé pouvoir la vaincre.
L’expérience de la perte bouscule, mais elle ne saurait détruire la personne qui s’abandonne à la présence affectueuse de son entourage, s’autorise des moments de silence et de lecture, et redécouvre des raisons de vivre. Le défi est de taille : renouer avec la vie que l’on avait mise à distance, retisser les liens préexistants et en bâtir de nouveaux, reprendre certaines activités sans l’autre et réinvestir son travail alors que la motivation s’est passablement altérée. En somme, croire au retour de jours meilleurs alors que les larmes coulent encore.
Avec le temps, les regrets s’atténuent et s’expriment autrement : Ai-je fait de mon mieux dans les circonstances? La personne en deuil est appelée à se pardonner en jetant un regard différent sur ce qu’elle nomme ses manquements, ses erreurs, ses sautes d’humeur. Elle considère alors ses regrets non plus comme des défaillances, mais comme un cri d’amour dont l’écho ne peut s’entendre qu’au plus profond de soi.
Johanne de Montigny
Psychologue
Références :
Lenoir, Frédéric et Leili Anvar. Sagesses pour notre temps, Paris, Albin Michel, 2016, 220 p.
LAROUSSE. Dictionnaire de français, [En ligne]
PSYCHOLOGIE.COM. [En ligne]