Pour les artisans-techniciens aux noms disparus sur les tombes, aux noms que l’on efface désormais trop sur les affiches des spectacles.
Et pour les mains des soignants.
Cohabiter 10
Le geste de survie dans l’espace-temps des existences s’est manifesté de multiples manières au cours de l’histoire humaine. Ici, on l’observe pour la technique et pour la puissance de tenir à de l’essentiel, avec l’autre, ensemble. Les changements majeurs sur ces deux plans ne se produisent pourtant pas pareillement. Le sens de la ritualité en est influencé. Ce qui nous menace comme ce que nous manifestons devant l’incertitude est peut-être aussi à revisiter.
« Les mains amicales/ guident vos yeux brillants / « Les historiens soulignent la relation entre la capacité d’invention et les pratiques de l’échange, « Tout se passe comme si le désir de croyance cherchait à se loger quelque part.
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Au commencement de cette histoire-ci était l’incertitude…
… et l’incertitude porte elle-même son histoire. L’on sait combien les premiers hominidés ont paré les coups en taillant des armes protectrices et les outils essentiels à leur survie. Ce caractère incontournable de l’invention d’objets et d’abris s’est nécessairement très tôt associé à la création des langages, des organisations, des mythes et récits, ceux des origines et des fins : de tout ce qui rendait imaginairement et symboliquement la vie non seulement supportable mais ardemment désirable. Justement parce qu’elle est limitée, même si l’on n’était pas continuellement sous menace de la perdre, même si effectivement, on ne saurait résumer l’incertitude à la menace et à la peur de perdre.
Peut-être alors aussi parce que cette « pleine » conscience de la limite de l’existence nous blesse immanquablement, qu’a-t-elle pu générer? Outre la distinction entre les vivants et les morts et la séparation de leurs domaines respectifs… ET liés? Elle a forgé le principe des limitations minimales et structurantes apposées entre groupes, territoires, conduites sociales et motions, ce qui est imparti à soi et à l’autre, et ainsi de suite.
La ritualité ponctue ces (dé)limitations, les célèbre et, de là, introduit la possibilité de leur dépassement symbolique : par la vie engagée en commun, par le rythme modulé des activités, par la reconnaissance des supports planétaires du vivant, par la prise en compte des aspirations vers un au-delà de la vérification empirique du visible et du préhensible. On reconnaît le rite autour de la mort, pour peu qu’il n’étouffe pas sous nos individualismes hégémoniques.
L’incertitude, non pas tant de la mort comme telle que de son advenue — son moment, son rythme, ses conditions, par-delà ses définitions cliniques4 — a ainsi permis de river et de raffiner quelques certitudes, qui sont depuis toujours à revisiter. Outre « lavielamort», quelle est la certitude primordiale? Elle tient dans les liens humains : des humains entre eux et avec les autres mondes. Culture, encore et toujours.
Sur ce plan fondamental, parce que l’Altérité germe dans la conscience de la finitude, elle est devenue une valeureuse et généreuse riposte à l’incertitude ontologique. Surtout parce qu’elle ouvre à maintes autres formes de l’altérité ou de « ce qui n’est pas soi mais y contribue », innervant les espèces, les modes d’existence, les parcours à la fois banals et singuliers. Ces altérités nous font développer des écoutilles sur le monde. Sur ce que l’on peut imaginer, même dans l’insaisissable. On y apprend qu’on ne contrôle pas forcément tout ce qui arrive. Qu’on peut moduler les effets sur soi de l’incertitude et de la peur du néant : toujours notre maîtrise symbolique. Celle-ci ouvre toute grande la porte à la réflexivité (« mais qu’est-ce qui se passe, sous quels ressorts? »); puis la réflexivité stimule l’autoréflexivité (« comment comprendre la dynamique de nos réactions? ») et l’esprit critique (« comment et à partir de quoi nous développer plus justement? »).
Ainsi sommes-nous en mesure non seulement d’accueillir, mais de questionner, donc, de mieux comprendre les dynamiques à l’œuvre dans le monde et de nous en distancer, ainsi que de nos précieuses passions (y compris notre vénération pour la technique.)
De la sorte, parmi d’autres, à l’origine et au fil de leur perfectionnement, les moyens techniques de vivre étaient dirigés vers l’effort de culture ou d’attribution de sens aux pratiques, aux rêves et aux limitations. Plus précisément, la technique produit des objets et des façons de faire dans la matérialité et dans ses imbrications avec le donné naturel. Tandis que la culture dialogue constamment avec cette matérialité en la figurant et en articulant des idées qui la cadrent et l’orientent.
Puis, à travers la pragmatique du quotidien — de plus en plus complexe — et des aptitudes ouvragées afin de s’y mouvoir le mieux possible, la technologie s’est développée comme savoir à propos des manières de fabriquer et de leurs multiples métiers, tout à côté des sciences, des arts, des humanités et des lettres, elles-mêmes recourant à l’outil technique. La technique est partout, ce qui ne signifie pas qu’il faille la laisser tout s’arroger. J’insisterai sur cet enjeu en questionnant l’insécurité à laquelle elle résonne et qu’elle instille néanmoins singulièrement sous la triade techno-science-économie.
Bref, à l’origine, avec ses acolytes de l’aménagement des places-aux-mondes, avec les inventions que sont les modalités de la vie en société, la technique contribuait à impulser la culture. C’est ce que l’extrait du propos de Sophie BEAUNE, en exergue du présent texte, me paraît souligner, en plus de la toujours belle portée du bricolage respectueux de ses matériaux : la culture se vit à mains ensemble. Et elle reconnaît le labeur de ces mains et ce qu’elles transmettent.
Quel est le sort de ces mains méthodiques — sans s’y limiter — et de leurs si bien nommés « tours de main » ? Et en quoi affecte-t-il nos prises en main à l’égard de la finitude?
De la technique salutaire à la part délétère de la technoscience : jalons
Ces liens multimillénaires laborieusement tissés entre la mort et les techniques qu’elle motivait ont vu s’inverser le rapport : la technique en est venue à réguler la mort (comme nos existences, on le verra plus bas). En effet, depuis quasi deux siècles, nos mécanismes de défense créatifs devant la légitime peur de l’anéantissement ont été débordés par le caractère débridé de leur essor. Et ce, au point de nous faire oublier le caractère d’incertitude intrinsèque de la mort, jusqu’à prétendre la dominer. Il n’est pas sûr que la peur de la mort s’en trouve atténuée, bien au contraire : à la crainte que provoque toujours cette imperturbable compagne s’ajoute celle provoquée par nos trouvailles d’apprentis-sorciers. « Nos » ? Nous pouvons nous distancer d’une technologie, mais pas de ses influences.
Quelles sont-elles? Le recours technique qui était une modalité de juste résistance devant l’imparable — sur de multiples plans, impossibles à répertorier ici — s’est trouvé largement centré sur sa propre reproduction excitée. Aveugle au reste. Pygmalion n’est pas amoureux de sa seule statue5 mais aussi de sa machinerie… De la sorte, le ressort originel de la technique-sauvegarde se serait disloqué : avec l’Anthropocène, emmaillée aux fantasmes archaïques d’emprise, c’est la propension technique qui fait des ravages, de loin en loin, même si, à l’évidence, encore une fois, on ne peut l’y cantonner. Ravager, oui, car le doute peut se mêler à l’admiration. En quoi?
Parcourons brièvement quelque quatre phénomènes-charnières des liens entre la mort et les techniques, qui, telles des strates d’une falaise de pseudos-certitudes, s’accumulent en camouflant ou en travestissant la grande certitude métahistorique et métaphysique.
Au temps long de la spoliation des savoirs populaires
L’usage de la technique ayant comme finalité son appropriation égocentrée altère le principe d’équité sociale : en effet, dans la foulée de la spoliation historique des savoirs féminins associés aux inventions du quotidien, dès la fin du 18e siècle, le capital industriel s’est « inspiré » des savoirs populaires. Cependant, il ne créditait pas les métiers manuels qui alimentaient ces précieux savoirs, le plus souvent en cohérence entre l’impulsion du faire et une éthique de sa portée : ces métiers situaient alors généralement les inventions autant dans leur bien-fondé contextuel que dans une idée de leurs conséquences pour leurs collatéraux. Or, l’accumulation de richesses et l’efficacité à court-terme prévalent chez les prédateurs de ces savoirs et astuces, installant un fossé entre la population et les experts, et par ailleurs, entre cette population et les grands possédants6.
En dépit des tutoriels facilitant la débrouille quotidienne, ce fossé demeure, tapissé par les hautes herbes des discours martelés qui nous persuadent de notre « bien ». Ou nous susurrent leur amour. Et cet écart croissant entre les ultra nantis et les autres, surtout les démunis du strict nécessaire, contribue sans doute à ceci : par réactivité, c’est-à-dire en ne réfléchissant pas vraiment à une attitude particulière, chacun peut se prétendre expert du haut de son savoir expérientiel, d’emblée immensément recevable. Par ailleurs, la prolifération des opinions de tout acabit est une illustration de cette démocratisation à la base féconde, mais qui verse souvent dans la démagogie des droits à l’expression courtement interprétés. Je reviendrai sur la tour de Babel nouveau genre qui en résulte.
Au temps moyen et toujours actif de la néantisation nucléaire
Méga-catastrophe percutant le 20e siècle, la bombe atomique offre un visage inusité à la certitude de la mort, cette fois humainement et collectivement provoquée. En effet, en nouant technique, économisme et militarisme, Hiroshima, puis Nagasaki, ont enfoncé les approximations de terreur et de puissance dans la nudité crue d’une certitude, mais inouïe dans sa provocation : « Pour la première fois de son histoire, l’homme a non seulement conçu en son esprit mais expérimenté dans les faits une mort vraiment potentiellement totale, irréversible et mis au point une technique capable de concerner non plus quelques armées ou villes hagardes et dispersées mais l’Homme dans son être absolu. Ces “techniques” sont en effet capables dans l’instant et sans collaboration extérieure (diabolique ou cosmique), de réduire à jamais en poussière, sans identité ni forme décelables, la totalité de notre rapport physique, cette Nature, cette Terre dont procède toute vie humainement concevable et notre corps du même coup7. »
Nous sommes bien loin d’avoir documenté la sensation plus ou moins floue de vertige de toute-puissance — et donc d’illimitation — issue de l’emploi belliqueux de l’énergie nucléaire. Outre les « équilibres de force » géopolitiques mouvantes et les dissuasions diplomatiques comme celles des ostentatoires défilés d’armements et autres déploiements — au vrai, débilitants —, quels pourraient être les effluves du nihilisme induit par ce réel si tragiquement extraordinaire?
La fuite en avant alors monstrueuse par ses dévastations inusitées le fut également par ce qu’elle inocule comme « règlement » des conflits, à savoir la violence de tous contre tous. L’actualité en offre de douloureux exemples qui entament impudemment la vie. Or, cette fuite devant ce que l’on ne veut pas voir — cet aveuglement consenti — fait école et oriente subrepticement nos choix de modernes « avancés ». Le manque d’imagination créatrice tapie dans le catastrophisme en offre un exemple dans son insistance sur un avenir mondial bouché par la combinatoire simultanée de plusieurs effondrements : écologique, sanitaire, informationnel, politique (rupture de maints accords et ententes), institutionnel-structurel. Par son va-tout, il est loin d’être toujours éclairé8.
Un tel catastrophisme, affirmatif et nihiliste, consiste d’abord justement à perdre de vue le fait que l’incertitude est un principe vital. En quoi? Certains aspects des réalités physiques et métaphysiques, par nature, ne peuvent être déterminés dans leur trajectoire. Il demeure toujours des points aveugles, des « angles morts », si bien que notre approche s’avère toujours partiale et partielle et, par conséquent, incomplète. Dès lors, même si nous sommes vigilants, appuyés sur tous nos techno-signaleurs, certaines réalités nous conduisent au registre de l’indécidable9.
La triade incertitude–incomplétude–indécidabilité semble être précisément méconnue ou refusée en ce qui concerne les « choix » qui mènent à la fin de vie, l’adoucissent ou l’empirent ou, plus grave encore, en accélèrent le terme10. Triade qui me paraît un point nodal, mais inconsidéré, qui versera dans le technicisme opératoire, on le verra. Dit autrement, il existe des univers pour lesquels de décider d’une réalité ne se pose simplement pas. Pourquoi? Parce que, méthodologiquement, il est absurde de décider sur de l’inconnaissable, même si nous tentons de le figurer. La réalité se présente alors à nos présences et à nos lentes quêtes sensorielles comme un pari d’ouverture à une suprême altérité.
Dès lors, en quoi consiste ce catastrophisme de type non pas éclairé — améliorant notre puissance d’agir et de penser —, mais, en l’occurrence, démobilisant? Il nous porte à percevoir tout changement de l’ordre de l’imprévisible, de l’aléatoire, de l’inédit et de l’incontrôlable comme une source de crise, voire de traumatisme. Les manipulateurs de la victimisation larmoyante y sont actifs (le lecteur se référera aux paragraphes consacrés aux pleurs moussés par les mises en scène marchandes, au 21e Récit de cimetières.)
Certes, les souffrances du monde sont innombrables et, de fait, le traumatisme est souvent inaperçu ou dénié. Encore là, l’abus du terme appliqué à nombre de situations affligeantes lamine celles qui le sont plus profondément, par exemple dans la longue portée générationnelle (tels les déplacements de populations par cataclysmes ou encore la violence humaine comme méconnaissance de ce qui fait irruption sur les corps et les consciences). Néanmoins, les alertes sont de mieux en mieux averties, même à géométrie variable selon l’accès à la structure médiatique, ses codes et parfois ses compromissions.
Par ailleurs, tout événement imprévu n’équivaut évidemment pas au mal-être.
Toutefois, les discontinuités dans les parcours des sociétés peuvent générer des crises singulièrement délétères, dès lors qu’elles instaurent une rupture brutale qui déqualifie l’humanité. À ce titre, plusieurs observateurs mettent en exergue un certain délabrement culturel et éthique qui serait un des effets des formes de domination de la nature, données comme progrès. Je développerai plus loin en quoi y participe la rationalité techniciste, instrumentale, « présentiste » (ne se souciant que des instants accumulés), axée sur la rentabilité à court terme, notamment révélée par la récente pandémie : crise bien réelle au sens de séparation convulsive d’éléments jusqu’alors tenus en relatif équilibre, qu’il soit apparent ou bien réel.
Or, ici, les conséquences en pointillés du lâcher de la bombe atomique révèlent un certain abandon fasciné à l’idée d’auto-anéantissement. Presque chic. On trouve au départ une juste inquiétude devant ce qui constitue une réelle menace, œuvrant à l’anticiper et à la prévenir. C’est le propre du catastrophisme éclairé. Mais ici, l’inquiétude vire aisément à la prédiction apocalyptique dans son versant de collapsologie ou d’une théorie de l’effondrement : elle date la fin du monde. Dans la foulée, elle se complait dans une jouissance fataliste qui nous intime de « profiter en attendant » ladite fin inéluctable collective et individuelle. Les agents des circuits consuméristes de cette délectation pessimiste proliférante s’en frottent les mains. On trouve des impacts de cette tendance dans les « consolations » lors des funérailles : le temps nous emporte, assurément, mais vers quoi le portons-nous? (En revanche, la contre-culture mobilise et agit pour la protection des espèces.)
Ces trajets circulatoires étourdissants exacerbent notre inclination à l’autosatisfaction, au confort plus ou moins chèrement acquis et aux sécurisations tous azimuts — y compris politiques, sous les promesses de leurs droites. Et ce, au point où sans ces (pseudo) garanties, la sensibilité devient aisément sensiblerie frileuse, complainte revancharde, généralisante et repliée sur son cocon. À cet égard, le discours hégémonique actuel sur l’audace (on l’a vu pour l’innovation à tout crin) est trop unidimensionnel pour ne pas masquer notre difficulté à affronter ce qui blesse ou dysfonctionne. C’est notamment ce qui habite le consentement mou tout comme l’abdication argumentaire au nom de la néo-morale des individus-rois, auto-producteurs et ultraémotifs, de surcroît réputés indiscutables porteurs de sagesse du vécu, dans la démagogie ordinaire qui la donne comme la seule.
En somme, la bombe atomique aurait à la fois amplifié et mis en place un engrenage totalitaire qui consiste à nous extraire de la rationalité fondamentale et de la justice comme attributs à portée universelle. D’abord et toujours sous l’emprise des « courses à », ce mal civilisationnel peut devenir total, singulièrement lorsqu’il se banalise11; autrement dit, lorsque nous estimons ne pas être capables de comprendre des dynamiques destructrices complexes parce que, débordés par les trop-pleins, nous refusons d’y penser. Et acquiesçons aux mirages-miroirs qui nous sont tendus.
Le déni de la mort, devenant systémique, est ici tributaire du déni de ce qui cause de la mort, tant et trop.
Au temps contemporain de la mainmise
des auxiliaires techno-salvateurs
Autre période déterminante de la prédominance de la technique sur la conscience de la mort? Cette fois, moins évidente : au plus fécond de l’effort méthodique et du génie savant, l’on pourrait sérier les nombreux et réels bénéfices des techniques de soutien de la vie biomécanique et d’allègement des douleurs chroniques ou des inconforts fonctionnels, sans compter la facilitation de gestes usuels résumés dans l’expression « c’est tellement pratique ! ». Nous avons perçu la résonance de cet argument de l’exécution efficace, appliqué à la ritualité relative à la mort dans le texte Cohabiter dans le rite précédent.
De là, nous convenons que des progrès de cette envergure et à ce rythme ne sont pas univoques : d’abord, ils exhaussent le savoir des grands chercheurs, techno-médicaux et administrateurs sans pour autant s’inquiéter du fait qu’ils circonscrivent savamment le savoir autour de leur propre monde, en ignorant le plus souvent les dynamiques qui les mènent et qu’ils ne contrôlent pas.
Ensuite, ces progrès ont accentué notre dépendance au recours techno-pratique. Elle est visible dans notre assujettissement au « bio-pouvoir »12 et donc au corps médico-techno-pharmaco-hospitalier. Et ce, de manière particulièrement prégnante en fin d’existence. On connait les figures tempérées de son intervention discrète et bienfaisante, le soin le plus possible holistique, entre les pôles tonitruants que sont respectivement « l’acharnement thérapeutique » (bien avant la fin de vie présumée, voir note 12) et « l’“aide” à mourir », objectivement, son accélération.
Nous pourrions bien alors abandonner notre propre libre arbitre au profit d’un ordre régulateur qui ne manque pas de subtilité, en dépit des multiples arguments submergeant l’espace public et bien convenus, à propos de notre auto-détermination et notre volonté souveraines. Cet assentiment à une bio-gestion externe à la fois commode et intimidante s’avèrerait une réponse paradoxale à un sentiment de dépendance, cette fois plus globale. À la limite, notre dépendance aux néoreligions technobiologiques verserait dans un sentiment d’impuissance de mieux en mieux perceptible chez nos contemporains. Dans une abdication de l’esprit au nom des « avancées », mais vers quoi? Autre mutisme.
Cette dépendance à un diktat sociologique se perçoit en arrière-scène dans le rapport global à notre identité et à ses critères la ramenant à la dignité (terme flou parmi d’autres), et cette dernière, à un refus farouche de décélération organique. Au résultat, tout autonomes prétendons-nous être, nous acquiesçons bien volontiers à une norme puissante qui rend notre valeur équivalente au fait d’être fonctionnellement indépendants. Curieux paradoxe : ce refus de dépendance fonctionnelle mais dans notre dépendance à une valeur sociale déterminante. Ou l’autonomie à géométrie variable.
Or, ces critères de valeur attribuée à nos congénères sont brandis avec une telle assurance qu’on peut les soupçonner de «formation réactionnelle» à une angoisse d’incertitude… certaine. L’incertitude innommée qui nous étreint devant l’autre, malade.
En effet, si férus que nous soyons des « je me reconnais en », nous peinons sans contredit à nous reconnaître devant la part de déliquescence propre à la fin du grand arc de l’existence. Au pied terminal de l’arc, s’identifier à celui qui s’y tient s’avère une source majeure d’incertitude, d’autant plus redoutable advenant que l’autre ne peut plus communiquer ou ne nous semble plus lui-même, identique ou semblable à ce qu’il fut au faîte de l’arc : « Surgit alors une incertitude quant à la permanence du soi. Peut ainsi apparaître, dans certaines situations de fin de vie, une incertitude sur l’identification de l’autre comme humain ; et, par conséquent “une incertitude sur la reconnaissance de l’appartenance à une commune humanité.” (…) [Cette] appartenance [se trouve] en deçà de la ressemblance, en deçà de la reconnaissance13. »
Dès lors, la dyade techno-identité a amplifié le caractère souterrain du paradoxe entre, d’une part, le refus de dépendance lors d’épisodes ou d’états de fragilisation et, d’autre part, notre dépendance à l’air du temps : ainsi, pour beaucoup, si ce n’est la plupart d’entre nous (l’auteure incluse), l’idée de dépendre fonctionnellement des autres s’avère une importante source de détresse. Il s’agit d’une idée contemporaine qui contribue au triomphe du volontarisme individuel. Alors que, à venir jusqu’à récemment, les relations humaines sont conçues comme indissociables de l’interdépendance, celle-ci étant inséparable de la solidarité concrète et du souci de la chaîne humaine (au sens de transmission). Or, l’interdépendance n’oblitère pas la détresse, mais elle lui permet de s’élaborer au travers de l’inter-présence réelle. Et de ce fait, elle l’aère dans une obligation gratifiante : le fait même d’être obligé à un soutien exigeant n’est pas que fardeau, notamment dans la mesure où il y a reconnaissance de part et d’autre de ce qui est valorisé chez l’autre. Nous nous reconnaissons dès lors comme des personnes non exclusivement redevables à une définition des « sois », mais liées à l’espèce humaine qui nous fabrique.
En cela, nous pourrions mieux échanger à propos de la détresse qu’implique la dépendance, en parallèle avec les apprentissages renouvelés que cette dernière offre. (Des groupes communautaires et de soutien s’y emploient, le meilleur de l’institutionnalisation des soins palliatifs également. Plusieurs philosophes aussi.) Chacun se sentirait libéré et, au premier chef, celles et ceux qui sont de plus en plus aisément chassés des nids de sociétés. Qui sont-ils? Tous que nous pourrions être, expulsés de l’affection des autres si l’on « déraille », « dysfonctionne », bref, si l’on ne participe pas de la rutilance et de l’adéquation aux modes. Car, par-delà les discours sur le respect de la différence, les différences concrètes ne sont pas toutes égales, loin s’en faut. Du même coup se met en place une tranquille désaffection à l’égard de ces formes de dissemblance. Entre autres parce que celle-ci nous oblige à envisager la vulnérabilité de notre propre espèce. Et à nous souvenir que nous en sommes partie prenante.
Bref, en assumant la réalité de l’interdépendance, en ne la reniant pas (c’est elle que l’on évacuerait alors, avant la mort même), chacun gagnerait la certitude qu’il existe pour autrui.
Par ailleurs et finalement, un recours critique aux techniques, plus ou moins accessibles à tous, ne me semble pas associé en ligne droite à un déni de la mort, qu’il s’agisse de sa genèse ou de sa manifestation. L’on peut à la fois se reconnaître mortels et faire de son mieux pour que le vivant qui passe en soi soit honoré, fonctionnellement soutenu. Que l’on décrypte mieux les énigmes de notre monde. C’est le sens originel de la technique.
Autre chose est de croire que les recours et auxiliaires biotechniques feront de nous des non-mortels; c’est par cette perversion de leur usage que se dresse mondialement comme promesse de salut le fait de société suivant.
Au temps très actuel de l’intelligence :
artificielle d’un côté, naturelle et désarmée
mais néanmoins persistante, de l’autre
Cette promesse est d’autant plus séduisante qu’elle prend appui sur notre habituation au bouleversement opéré par les techniques et technologies, informationnelles d’un côté, biologiques et physiologiques, de l’autre (procréation assistée, implants, etc.), sans toutefois préciser en quoi les sociétés seraient bouleversées dans leur humanité. La clameur se suffit d’elle-même, et celle de l’innovation, on s’en souvient, en faisait foi.
Cette fois, nous gagnons en certitude sur l’absence potentielle de limites de nos outils et, — en contrepartie — en incertitude anxiogène sur le déchaînement du délire paranoïde (au sens de mégalomanie qui fait fi du sort commun à force d’être « accro » à l’exceptionnel, mot d’ordre commenté au texte Cohabiter 8).
Dans la propension à toujours plus de surdimensionnalité, il s’agit du pari « transhumaniste » qui vise à augmenter les capacités humaines à un point tel qu’on pourrait « tuer la mort14 ». Que voilà l’être « post-humain », affranchi des limites bio-cérébrales données exclusivement comme sources de souffrance (Entendons-nous : s’il est plus que légitime de désirer s’affranchir de la souffrance, l’on peut s’affranchir également de cette enflure argumentaire et de la féroce concurrence mondiale qui l’anime.)
Cette fois, il ne s’agit pas directement de destruction absolutiste, voire de catastrophisme direct mu par la technoscience. Mais de la suprématie en filigrane du mot d’ordre de l’ouverture au changement, quel qu’il soit, du « génie » de quelques rares « élus », qui leur épargnerait un éventuel cataclysme. Ou à tout le moins, les hisserait hors de l’espérance de vie — mondialement en baisse — comme des phénoménaux écarts des conditions de vie. Et les rendrait a-mortels. Nous sommes en face d’une version ulcérée du « Courage, fuyons ! », du déni des réalités limitatrices et de la réalité de la mort.
Toujours dans l’émergence des pulsions archaïques par définition fascinées, mais cette fois par le totalitarisme de la pensée linéaire, il s’agit donc de se dégager de la condition humaine grâce aux raffinements d’une technoscience autopropulsée et autojustificative. Qui se fiche de ce qu’elle a pu rogner et abolir de la diversité du vivant partout sur la planète. Ainsi, dans le dessein « Éternité 2.0 », sont convoqués et chauffés à bloc les pharamineux moyens financiers de la combinatoire techno-industrielle, assemblage fusionnel d’une « intelligence » transhumaniste (ou transdéshumaniste?), des NBIC : Nanotechnologies, Biotechnologies, sciences de l’Information et Cognitives15. Ce plan protège une perspective d’anéantissement à laquelle il contribue innocemment. Il se déploie subrepticement depuis un siècle dans les laboratoires de fine pointe. Il est ponctuellement encensé surtout par les médias électroniques qui en étalent les prétendus bénéfices. Les expositions d’arts médiatiques valorisant la réalité augmentée s’en ébahissent, ce qui n’empêche de questionner cette nouvelle source d’incertitude. Si le clonage inquiétait, le cyborg laisse miroiter le nec plus ultra de l’exceptionnalité, une hybridation de chair, d’organes, de métal et de plastique arraisonnée à l’intelligence artificielle, celle que nous côtoyons quotidiennement, mine de rien.
Par conséquent, « peut-il y avoir projet d’emprise plus tentaculaire et redoutable que d’inféoder savoirs et sociétés à l’expansion des technologies émergentes à leurs interfaces et frontières pour les introduire dans l’intimité des plates-formes à l’échelle de l’humain, de la planète et de la société, transformant tout, nous y compris, en plate-forme d’expérimentations et d’innovations? Et de quel droit?16 »
Cette question du droit que s’arrogent les grands consortiums, libertariens dans leurs têtes, ultralibéralistes dans leurs fortunes, traduit un rapport à la technique perverti. Nous en sortons confondus, entre désir de protection sous l’égide des puissants et révolte devant le sentiment d’être manipulés.
Par cette voie, nous retrouvons un trait qui peut sembler incongru et déconcertant et s’infiltre tranquillement dans nos existences. Voici donc que s’esquisse la néantisation que je viens d’évoquer : elle n’est pas forcément induite par une explosion de matière, mais par une implosion de fantasmes adossés aux moyens techniques, dans une opiniâtre collusion pour l’illimité. Et nous serions moins angoissés par l’incertitude?
Le parfum subtil du monde techno-hégémonique :
l’insémination des esprits
Au texte précédent, je décrivais un comportement induit par le tout-à-l’innovation technoscientifique comme celui qui « consiste à estimer que tout déterminant d’un problème se calibre quantitativement dans ce qu’il laisse voir (son apparence) ou dans un empirisme lui-même jugé incontournable. » Autrement dit : lorsque nos énoncés se bornent au constat positiviste (« Ainsi va la vie... C’est comme ça… »), dans un langage plus que sibyllin ou au mieux dans un récit des faits qui s’y bloque. Le ressassement qui s’ensuit parfois use la capacité d’invention ; lorsqu’un objet, une initiative, un geste passent au crible immédiat de leur fonctionnalité (« À quoi ça sert ? ») et, qui plus est, à court terme ; et dans la foulée, lorsque l’on questionne le bénéfice que nos intérêts peuvent en tirer (voir ci-contre). Ainsi, en gratifiant une rationalité opératoire au détriment de la raison capacitaire qui nous permet d’apprendre, la « pensée » technique coloniserait le cœur de nos existences. Tout entiers à ses clignotements, nous nous clivons et devenons ainsi étrangers à nous-mêmes. Et de s’étonner d’une sensation de fatigue si courante…
Toutefois, forte de sa définition étriquée de la réalité (pour elle, obligatoirement perceptible et sur laquelle on prétend agir), la pensée technique agit sur le réel. Notre réflexe de régler un problème avant même de l’analyser et d’estimer ne le saisir qu’en le quantifiant, en est une illustration. L’attitude tatillonne de certains interlocuteurs gestionnaires qui justifient leur propre emploi en adoptant un code de conduite inflexible dans son fantasme de contrôle technocrate en est une autre.
Surtout, la pensée technique, a-morale, induit une attitude dépsychisante, nous éloignant des sujets libres, profondément libres et multidimensionnels que nous cherchons pourtant à être. Comme si les réalités externes ne pouvaient trouver de nidification interne et, de là, d’élan vers l’altérité incarnée des êtres et des évènements. En quoi? En se prétendant neutre, la pensée principalement opératoire neutralise ce qu’elle traduit. Elle se situe sous cet aspect à contresens du renvoi exclusif aux émotions, sous prétexte de prendre soin des individualités. Toutefois, dans les deux cas, l’effet demeure le même, des êtres tronqués dans leur humanité : trop de calcul rationaliste d’un côté, pervertissant raison et émotion, pas assez de raison de l’autre, définissant l’humain strictement sur le clavier de ses affects. Sur ce dernier excès, nous pouvons alors nous désaffecter par usure, à force de n’être sollicités que sur ce registre émotionnel, lequel, sous l’édit du spectaculaire, ne peut investiguer le sens même des affects. Tant et si bien que nous adoptons volontiers des gestes stéréotypés, des mots et des images-valises, tout en nous estimant éminemment uniques.
De plus, parce qu’elle veut se faire reconnaître, la pensée technique tend à ne prendre appui que sur l’évidence probante. Elle se prive ainsi de la profondeur que chacun porte en soi, cette pensée kaléidoscopique « faite de récits, de métaphores transmises par les générations précédentes, étrangère à toute preuve. Une pensée-gisement en forme de trésor souterrain, invisible, se refusant au regard, mais rendant la vie vivante17. »
Aussi, parce qu’elle se veut utile au sens d’utilitaire et non de service à l’adresse des besoins communs, quand ce n’est criants, la pensée technique devient utilitariste : définie dans le conformisme d’une rutilance qui ne dérange ni ne heurte personne. Dans l’ignorance consentie ou le mépris dédaigneux à l’endroit de qui ose remettre en question cet ordre des choses. La voie est ainsi dégagée pour l’instrumentalisation des autres êtres : il s’agit de bien observer les comportements puis de diriger un état mental ou affectif, une initiative, une idée vers des fins autres que celles qui lui sont propres. Par exemple, parler « d’utiliser la tendresse » pour produire un document-balado : la tendresse, un moyen, un outil?
Ce faisant, on vole aux premiers leur spécificité, leur logique et leur orientation pour les rapatrier au sein d’une cause, d’un enjeu organisationnel ou politique, voire d’une promotion narcissique. J’en veux pour exemples le négationnisme, la récupération idéologique, la stratégie de « cancellation » de ce qui contrevient aux modes néomorales du jour. En somme, on dénature l’altérité au profit de valeurs dominantes qui... nous dominent.
L’automate aurait ainsi toujours raison. Vraiment? Pouvons-nous perpétuellement accepter qu’au fond, il fasse écran à notre incertitude?
La pensée technique éteint le caractère constitutif
des incertitudes autour de la mort
Nous connaissons (voir Cohabiter 9 précédent) le charme persuasif porté par le discours sur l’innovation qui a monopolisé en son sein toute initiative créatrice. Déjà là, se perçoit paradoxalement une restriction de l’esprit humain (une mise à mort?) comme si tout était non seulement original, mais surtout affichable. Et de là, contrôlable. Contrôler, c’est le pivot de la pensée technique. Il définit même le récent modèle de mort idéale.
On le ressent depuis longtemps dans la maladie ou l’accompagnement d’un être où l’instrument technique et son accessibilité dictent largement la procédure. Jusqu’à ce point, et en dépit des inégalités, cela peut demeurer pertinent. Il arrive aussi qu’au chevet d’un malade, on n’ose le toucher, lui, le corps relié à l’appareillage de suivi.
Mais autre chose est notre consentement à ce que l’omniprésence du dispositif technique et de l’atmosphère techno-réflexe nous intimerait de penser et de faire. En ayant ingéré leurs assurances. et leur contrôle du temps et de ses représentations. Ainsi, en ne concevant l’incertitude que comme un problème, il est logique de lui apposer la certitude d’une solution clé-en-main. Le pouvoir irréfléchi de la technique, couplé au fantasme d’une liberté personnelle illimitée, se présente alors comme aide-soignant salvateur mais leurrant : il nous évite de penser. Et il blesse.
En effet, nous savons dans notre for intérieur que la pensée technique ne peut parer la mort. Toutefois, elle ne s’avouera pas vaincue par le principe de réalité de la mort : cette démarche de vérité est hors de sa logique, de sa planification et de sa visée. Alors, peinant à rejeter la mort dans l’invisible, la pensée technique cherchera le nec plus ultra des travestissements : encore plus de visibilité. Car travestir, enrubanner, cela rassure à très court terme. Et si l’esthétisme qui adoube les bons sentiments s’y met, la mort devient quasi agréable. (Les jolis techno-auxiliaires du deuil seront examinées ailleurs.)
La mort programmée, ça va de soi…
On pourrait qualifier ce titre de cynique. Il l’est effectivement, sur la frange de l’impudeur et de l’intolérable. Mais si peu, en définitive, à côté du cynisme latent qui, de temps à autre, se désinhibe à propos des conditions du mourir et de la surcharge démographique de la planète pour ensuite glisser du côté des malades qui attendent, estime-t-on, bien trop longtemps. Estimation si validée qu’elle est intégrée par tous, même par une partie considérable des premiers concernés. Par tous? Il ne faut sans doute pas se fier entièrement aux grands parleurs, mais plutôt aux intuitions échangées à l’occasion de conversations à bâtons rompus.
Aussi, si l’on clame avec tant d’assurance que la mort a changé, voire se révolutionne, cette assurance pourrait bien masquer notre difficulté à concevoir que c’est nous, au fond, qui avons changé. Que nos attentes et nos dispositions eu égard à la mort ont changé. Or, nous ne sommes pas la mort et la mort n’est pas nous. Comme pour beaucoup de phénomènes, nous la ramenons vers nous, vers nos émotions primitives, ce qui en soi, ne pose pas de problème. Le problème réside davantage dans le fait que nous demeurons rivés à nous, à nos subjectivités qui font fi de leurs limites, en se donnant comme absolument souveraines. Avec quels à-coups?
Ainsi, à force de vouloir « intégrer » la mort à la vie — pensum pieux s’il en est —, nous l’avons placée au même niveau que le vie. Certes, nous voulions riposter à ce qui, à tort ou à raison, est désigné comme du déni, on y reviendra. Certes aussi, mourir se tient en continuité de l’existence. Cela ne signifie pourtant pas qu’il faille normaliser cette continuité au point de vouloir évacuer le caractère foncièrement discontinu de la mort. Car elle allie continuité, désir de continuation ET discontinuité biophysiologique, déliaison d’une portion des liens vécus et, parfois rupture de modes d’être au monde (ne dit-on pas : « Avec untel, c’est toute une époque qui disparaît? »)
Mais encore une fois, biologiquement, phénoménologiquement, la mort n’est pas le contraire de la vie. La vie l’englobe puisque le contraire de la mort, c’est la naissance. Naissance et mort construisent le vivant. On ne saurait donc faire dans la mort « comme dans » la vie. Ou plutôt : dans la mort comme dans nos existences. Et non plus « comme dans la naissance », privant ainsi chaque passage de sa spécificité.
En d’autres termes, si la pensée technique et sa ligne droite orientent une large part de nos conduites de vivants, et si, de plus, on estime rapatrier la mort dans la vie? Pensée technique et ses attributs se déversent dans notre rapport à la mort. Pourtant…
Générés par le refus d’explorer l’incertitude, peuvent-ils s’inverser autour de ce qui demeure la belle et si tonique incertitude? Peuvent-ils se secondariser et laisser sa place à la vie symbolique? C’est en cela que nous pouvons remettre sur ses pieds l’incertitude à propos de la mort et de nous face à elle. En jouant des pieds et des mains, ce n’est pas peu dire.
Main-tenant18 : la tienne ou la vôtre, les nôtres
Lorsqu’on s’y arrête : la technique procède d’abord d’un geste. Mais tout geste ne se limite pas à une technique. Une technique condense le moyen pour parvenir à une fin donnée. Elle n’inspire pas le sens vécu et le sens recherché inhérent à l’altérité. La technique reste coite sur le caractère symbolique des gestes, lui-même largement hors de nos intentionnalités. Et, répétons-le, elle ne couvre pas toute l’expérience humaine.
C’est précisément pour cette raison que la ritualité toute récente autour de la mort mériterait d’être aérée. J’ai souligné dans le texte précédent les motifs d’estimer que la technique a envahi le terrain du rite. Pourtant celui-ci ne lui disputait pas sa part. Puisque le déroulement rituel implique évidemment des techniques: de lecture, de chant, de musique, d’accueil et d’interlocution. De sonorisation, de visualisation. De traitement et de disposition des restes des êtres aimés. De?
Les techniques sont alors employées afin de protéger le caractère vivant des rapports concrets entre la vie et la mort, entre les vivants et les morts, et entre nous tous comme survivants inscrits dans un temps donné. Elles n’existent pas pour s’auto-promouvoir, non plus que les êtres qui y ont recours. Au service du rite, elles existent pour offrir un cadre et des moyens qui permettront à l’incertitude de se discerner, de se nommer et de s’épanouir en des significations humanisantes. Et certes, au sein de la ritualité actuelle, les techniques de communication se doivent d’être discrètes afin que nous consentions à la chaleur d’une socialité qui ne soit pas prioritairement médiatiséepar elles ou par notre dépendance à leur endroit.
Prenons d’abord à cet égard le geste si essentiel en ces circonstances, écrire. Ce geste implique un outil (stylet, stylo, crayon, clavier numérique, tableau), des techniques de manipulation et de rédaction, sans oublier le toucher, la peau et ses dessous réquisitionnés. Apposer sa signature pour attester d’un décès. Déposer un mot pour réconforter. Parmi d’autres, ces gestes timides peuvent s’ignorer à titre de fragments mélodieux de rituel, mais se ressentent tels. Heureux de demeurer dans la fragilité secrète de ce ressenti, sans parole : nul besoin de les proférer comme «petits rituels».
Et écrire pour soi comme à l’adresse des autres dans le deuil ! L’acte d’écriture, en soi, confère aux traces internes de l’autre ce qu’une sépulture attribue aux morts : instituer la demeure concrète, psychique, collectivisée (d’autant plus s’il y a une plaque nominative). Si le rituel d’attestation registrariale de la mort tient d’abord lieu de formule et devra être répété par suite dans maintes opérations administratives, il ne peut rester isolé. Ainsi, à chaque fois que l’on marque une date de décès, l’accompagner de gestes poétiques caresse une certitude à plusieurs entrées d’ordre factuel et psychique, et notamment relationnel. Il la livre aussi aux autres en désignant doublement : l’espace d’une existence, l’espace d’un manque (voir 15e Récit de cimetières sur les épitaphes).
En entrant ensuite posément en soi, écrire à propos de l’autre, des autres et de soi rassure le lien et en déploie les avenues temporelles. L’écriture jugule les confusions qui nous envahissent lorsqu’on ne sait trop que faire; elle exorcise les doutes sur la relation qui fut, afin de mieux poser celle qui se profile19.
Consentir à ainsi déposer les volutes intérieures nous raccommode avec nos angoisses en traçant une ligne qui maintient quelques ancrages et donc nous apprend à les reconnaître, même si nous l’ignorons sur le coup. Ce geste transmet… quoi? Certes le lien, mais aussi la sagesse de l’artisanat, cet art libre de la refabrique. Et peut-être est-ce cet artisanat qui est convoqué dans le deuil. La joie d’accomplir dans une ascèse autre s’en distille.
Le geste partageur dans l’incertitude? Le main-tenant. De manière générale, si la main révèle en bonne part l’aptitude technique, c’est qu’elle est liée à l’intelligence du cerveau : elle est à la fois le signe et l’outil polyvalents de cette appréhension du monde. Mais la compréhension du monde ne serait rien sans notre sensibilité au temps.
De la sorte, tout comme pour l’écriture, le non parlé dans le toucher est un activateur de la mémoire. De la remémoration structurante de ce qui fut, et étrangement, des possibles qui attendent pour leur propre avenir. C’est que la désolation des premiers temps et le sentiment d’en perdre les sens ouvrent la voie à la prise en main du reste de sa propre existence. Or, ce mouvement intime passe étonnamment par les mains, par leur emploi, unissant l’intelligible et le sensible, l’intime et le politique, la sensualité et l’inénarrable, l’utile de la survie et le débonnaire de l’émerveillement.
C’est ainsi que les représentations de la main, de la paire de mains, des entrecroisements, des enchaînements sont devenues depuis une cinquantaine d’années une image d’Épinal des contours de la mort et notamment de l’accompagnement des mourants. Elles relient des effluves des réalités et, singulièrement, d’une condensation des existences à nulle autre pareille. Mais ces images ne sauraient s’éroder dans une sollicitude de convenance, ou encore dans une forme de réassurance qui commencerait systématiquement par protéger qui prend l’initiative de prendre la main (entendons : parfois au prix de ruses et d’abdications cognitives et émotives qui évitent de voir ce dont on se protège.)
Néanmoins, le geste s’insère entre la réalité brute externe et le trouble psychique. En effet, lorsqu’on tient une main — et peut-être, lorsqu’on se tient tout bonnement par la main —, c’est pour « dire oui » à l’incertitude et tout autant « dire oui » à la certitude. Sans technique de « prise ». Sans objectif d’acceptation, davantage comme un simple accusé de réception : existe-t-il geste plus étrange dans sa familiarité ?
Dans l’orbite de cette question, si l’on revient à la page inaugurant ce texte? À ces deux mains superposées, en angles perpendiculaires. En ouverture, elles viennent structurer les usages complexes de la technique dans l’incertitude, ses limites aussi. Et libérer l’appétence symbolique.
« Tu me tiens la main? » Question et réponse muettes. Ainsi, dans cette photographie, une main dégagée du revêtement techno-sanitaire n’offrait pas de soigner, de vérifier, ni de réchauffer, ni de masser ou de serrer. De préparer à quoi que ce soit. Pas de but, pas d’intention, pas de stratégie, pas d’expectative. Au creux du malheur de la séparation imminente, mais flottante dans le tempo d’une mort elle-même libre, cette main se déposait doucement tout à côté de l’autre, sur le drap, ce drap qui allait devenir mortuaire. Cette main menue ne tenait pas, ne retenait pas. Elle offrait ce que les yeux absentés ne pouvaient plus saisir dans le visage de la présence vibrante de calme et de gratitude, ces savoirs-sentis jaillissant parfois du fond de l’humanité. Tel un signe de la main que l’on adresse pour saluer au loin, instinctivement. Pour signifier inconsciemment une alliance, même ténue, une déjà haute tenue de ce lien.
Cerveau irrémédiablement abimé, semi ou trois quarts coma? Toujours est-il que ce mourant-ci a étrangement inversé les entendements habituels de la sollicitude, telle une assurance des partages et de l’amour. Sa patoche s’est glissée sur celle de la musicienne : « Va, fais confiance. » Temps de grâce.
En silence, s’y célèbrent la responsabilité concertante, la passation de l’éveil, étonnantes.
La main est le premier et le dernier signe corporel d’une « âme ». Nous l’ouvrons en naissant et en mourant. Si l’on a cette chance, dans une non-crispation. Mieux, dans une allure de découverte de l’aventure qui se tisse entre incertitudes et certitudes : « Tiens, c’est ça, venir au monde? Et puis, c’était ça, vivre, et… c’est ça mourir? »
Lecteurs, regardez-vous les mains de vos interlocuteurs? Pas seulement celles qui sont captées par les caméras. Et les vôtres? Une autre respiration s’y puise, elle, certaine.
© Luce Des Aulniers, professeure-chercheure
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Notes
- LE BLANC, Karine (artiste textile), MICHEL, Louba-Christina (poèmes), SEGURA, Rolando (photographies), BARBEROUSSE, Flavie (conception graphique) (2024). Entre vos mains. De l’art en communautés chez les aîné.e.s, Auto-publié par Le collectif d’artistes, Gaspésie, 107 p., p. 62.
- A. DE BEAUNE, Sophie (2008). L’homme et l’outil. L’invention technique durant la préhistoire, CNRS Éditions, 164 p., p. 131.
- VACQUIN, Monette (2018). « Fascination pour le Transhumanisme», FOLSCHEID, Dominique, LECU, Anne, de MALHERBE, Brice (Eds.), La science entre archaïsme et démesure, Actes du colloque «Critique de la raison transhumaniste», Collège des Bernardins, 2017, Paris, Éd. Du CERF, 208 p., pp. 143-176, p. 160. Voir (2016). Frankenstein aujourd’hui. Égarements de la science moderne, Paris, Belin, 326 p.), dont son néologisme « l’inconscientifique », avatar et amplificateur du mythe de Pygmalion (Note 5).
- Sans compter le contrôle des signes vitaux physiques qui permettent de statuer sur la mort, source d’immense littérature, la mort est définie comme “cérébrale”, depuis les années 1960. Au sein des problématiques de don d’organes, ses critères furent remis à jour en 2020 dans « Determination of Brain Death/Death by Neurologic Criteria», Journal of American Medecine Association (JAMA) et repris dans la plupart des juridictions (au Canada, en 2023): l’arrêt permanent des fonctions cérébrales caractérisées par l’absence de conscience et de réflexes du tronc cérébral (régissant les fonctions automatiques du cœur, de la pression artérielle, de la respiration autonome). Mais un autre critère s’immisce, plus mercuriel, celui du mérite de vivre, d’autant relativement imprévisible et angoissant pour chacun, qui étreint la problématique euthanasique : la valeur de la vie des invalides surtout cognitivement, âgés, dits socialement improductifs. Cette évaluation de valeur, réputée objective, risque une mainmise des significations par les ordres professionnels, certes concernés au premier chef, mais, en contexte de restriction plus ou moins artificielle des ressources, souvent limités à une éthique procéduriale (qui n’est plus éthique alors).
- Le mythe grec du sculpteur Pygmalion nous renseigne à propos du phénomène de l’enfermement par leurs créateurs sur l’objet créé (ici, sur sa statue, magnifique), advenant que le narcissisme de ceux-ci s’y trouve fortement engagé et, à la limite, dans une relation exclusive, hallucinée, clivée du monde. Ce phénomène serait amplifié de manière sectaire chez des techno-scientistes (Cf. notes 15-17)
- Voir CONNORD, Clifford D. (2011 [2005]). Histoire populaire des sciences, Montreuil, L’Échappée, 560 p.
- BEAUNE, Jean-Claude (1988). Les spectres mécaniques. Essai sur la mort et les techniques : le troisième monde, Seyssel, Champ Vallon, 352 p., p. 13. Ouvrage majeur
- DUPUY, Jean-Pierre (2004). Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Seuil, 224 p. Voir aussi : JEUDY, Henri-Pierre (2010). Le Désir de catastrophe, Circé, Essais/Sciences sociales, 191 p.
- Le principe d’incertitude ou le principe d’Heisenberg (1927), du physicien du même nom, stipule que de l’in-savoir persiste dans toute quête. (En ce sens, l’incertitude constitutive confère à la science une modestie qui ne semble pas systématiquement partagée, dans sa poussée totalitaire.) De cette incertitude déterminante émerge un autre principe, celui d’incomplétude (Gödel) : nous ne sommes pas un tout omniconnaissant et omniressentant. C’est pourquoi les limites épistémologiques (reliées à la fabrication et au déploiement du savoir) concernant une démarche, scientifique ou existentielle, restreignent parfois le fait même de décider. Dans ces conditions, avoir à décider procède de facteurs externes qui plaquent artificiellement une obligation et distorsionnent la complexité des expériences et des émotions que l’on convoque pour les justifier. Ainsi, on décide pour faire quelque chose non pas devant et avec l’imparable devenu intolérable, mais sur lui.
- J’ai traité (2018) de cette indécidabilité au mot-clé «Responsabilité» dans Le choix de l’heure. Ruser avec la mort? (Dialogue avec le Dr Bernard J. LAPOINTE), Montréal, Somme Toute, 295 p., p. 272.
- ARENDT, Hannah, notamment dans (1966), Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, (trad.) Paris, Gallimard. Elle donnait la banalité du mal synonyme de l’absence de pensée, de jugement personnel, de discernement entre le bien et le mal, ainsi dans la docilité aux clichés et aux diktats, et sans être déficient intellectuellement ni cynique. Bref, chez des êtres “normaux”. (On pourrait dire aujourd’hui rompus à l’hypertechnicité : fluides, non imputables, relativistes absolus.) Elle en dégageait la dynamique dans des pratiques historiques et politiques qui «cristallisaient» l’indifférence, notamment à la destruction.
- FOUCAULT, Michel (1976). La volonté de savoir. Gallimard, 219 p., Section V, première formulation de sa théorie du «bio-pouvoir» qui conduit au «bio-politique» (gouvernance étatique par l’hygiène de vie, le contrôle des naissances, les mesures de salubrité, la médecine sociale) : depuis le début du 19e siècle, le pouvoir passe du contrôle des citoyens à titre de sujets de droit (celui des régnants) à un pouvoir concentré sur les corps, la vie biologique, celle des individus et celle des populations. Ce pouvoir qui s’autorise d’une rationalité de libéralisme économique consiste à « faire vivre ou à rejeter dans la mort » se substituant “au vieux droit” de faire mourir ou de laisser vivre. C’est peut-être ainsi que s’explique cette disqualification de la mort que marque la désuétude récente des rituels qui l’accompagnaient. » (p. 181). On y reviendra.
Voir aussi: BLAIS, Louise (2019). «Biopolitique» Anthropen. https://doi.org/10.17184/eac.anthropen.105 - ZIELINSKI, Agata (2016). « Le mourant, un semblable? », LEMOINE, Élodie, PIERRON, Jean-Philippe (éds.) La mort et le soin. Autour de Vladimir Jankélévitch, Paris, P.U.F., 192 p., pp. 141-160, p. 152.
- « Tuer la mort », titre provocateur de publications laissant miroiter les techno-pouvoirs. Or, bien en amont, constat ET prémonition de FREUD (1915b) : « Nous avons manifesté la tendance (...) à mettre la mort de côté, à l’éliminer de la vie. Nous avons tenté de la tuer par notre silence (...). » Actuelles sur la guerre et la mort, OCF/P XIII, PUF, 1988. p. 144. Relevé et expliqué par J. ALTOUNIAN, op. cit, p. 45. Les autres versions traduites que j’ai en mains ne mentionnent pas la progression culturelle d’une éclipse de la mort en la tuant, notamment par le silence (relatif!) à son propos, elles en offrent des synonymes, voire l’euphémisent : Exemple, « Nous avons tenté de l’annihiler.» (1915) «Considération actuelle sur la guerre et la mort II : notre rapport à la mort», in CRÉPON, Marc, DE LAUNAY, Marc, Sigmund Freud. Anthropologie de la guerre (textes réunis, traduits, commentés), Paris, Fayard, 317 p., p. 233.
- Voir DES AULNIERS, Luce (2022). « Robots “intelligents” pour deuil : le chatoiement éploré du déni de la finitude », Études sur la mort/Thanatologie, Une éternité numérique : enjeux et perspectives entourant la mort numérique, Paris, L’Esprit du Temps, no 157, 163 p., pp. 59-73.
- VANDELAC, Louise, (2022). « Posthume post-homme ou de quel droit abolir le futur des générations? » Actions légales pour les générations futures, GAILLARD, É, FORMAN, D.M. (éds.), Caen, Berne, Chaire Normandie pour la Paix, Éd. Peter Lang, V. 1, 350 p. (Texte avant publication, p. 17).
- VACQUIN, Monette (2018). Op. cit., p. 167.
- Je m’étais permis ce jeu de mots aisé en 1984: « Tenir la main. Main-tenant (...) »[dans la conclusion sur la solitude, la présence, le récit, l’histoire collective], « Le cœur déchiré de l’existence ». Notes sur la dialectique vie-mort, les rapports sociaux et le rapport au temps dans l’intervention auprès des mourantes et des mourants. », R. LEMIEUX, R. RICHARD (éds.), (1984). Survivre... La religion et la mort, Les Cahiers de recherches en sciences de la religion, Vol. 6, Université Laval, Québec, Bellarmin, pp. 256-273, 285 p.
- DES AULNIERS, Luce (2022). « 1001 doigts aux grottes-fleurs des humains », Co-conférence INFODEUIL, Écrire pour avancer dans le deuil (J. de MONTIGNY, H. DORION, L. DES AULNIERS), texte sous PDF, 8 p. https://infodeuil.ca/evenements/95/2-mai-2022-ecrire-pour-avancer-dans-le-deuil/evenement.html.
LE BLANC, Karine (artiste textile), MICHEL, Louba-Christina (poèmes), SEGURA, Rolando (photographies), BARBEROUSSE, Flavie (conception graphique) (2024). Entre vos mains. De l’art en communautés chez les aîné.e.s, Auto-publié par Le collectif d’artistes, Gaspésie, 107 p., p. 62.
A. DE BEAUNE, Sophie (2008). L’homme et l’outil. L’invention technique durant la préhistoire, CNRS Éditions, 164 p., p. 131.
VACQUIN, Monette (2018). « Fascination pour le Transhumanisme», FOLSCHEID, Dominique, LECU, Anne, de MALHERBE, Brice (Eds.), La science entre archaïsme et démesure, Actes du colloque «Critique de la raison transhumaniste», Collège des Bernardins, 2017, Paris, Éd. Du CERF, 208 p., pp. 143-176, p. 160. Voir (2016). Frankenstein aujourd’hui. Égarements de la science moderne, Paris, Belin, 326 p.), dont son néologisme « l’inconscientifique », avatar et amplificateur du mythe de Pygmalion (Note 5).
Sans compter le contrôle des signes vitaux physiques qui permettent de statuer sur la mort, source d’immense littérature, la mort est définie comme “cérébrale”, depuis les années 1960. Au sein des problématiques de don d’organes, ses critères furent remis à jour en 2020 dans « Determination of Brain Death/Death by Neurologic Criteria», Journal of American Medecine Association (JAMA) et repris dans la plupart des juridictions (au Canada, en 2023): l’arrêt permanent des fonctions cérébrales caractérisées par l’absence de conscience et de réflexes du tronc cérébral (régissant les fonctions automatiques du cœur, de la pression artérielle, de la respiration autonome). Mais un autre critère s’immisce, plus mercuriel, celui du mérite de vivre, d’autant relativement imprévisible et angoissant pour chacun, qui étreint la problématique euthanasique : la valeur de la vie des invalides surtout cognitivement, âgés, dits socialement improductifs. Cette évaluation de valeur, réputée objective, risque une mainmise des significations par les ordres professionnels, certes concernés au premier chef, mais, en contexte de restriction plus ou moins artificielle des ressources, souvent limités à une éthique procéduriale (qui n’est plus éthique alors).
Le mythe grec du sculpteur Pygmalion nous renseigne à propos du phénomène de l’enfermement par leurs créateurs sur l’objet créé (ici, sur sa statue, magnifique), advenant que le narcissisme de ceux-ci s’y trouve fortement engagé et, à la limite, dans une relation exclusive, hallucinée, clivée du monde. Ce phénomène serait amplifié de manière sectaire chez des techno-scientistes (Cf. notes 15-17)
Voir CONNORD, Clifford D. (2011 [2005]). Histoire populaire des sciences, Montreuil, L’Échappée, 560 p.
BEAUNE, Jean-Claude (1988). Les spectres mécaniques. Essai sur la mort et les techniques : le troisième monde, Seyssel, Champ Vallon, 352 p., p. 13. Ouvrage majeur
DUPUY, Jean-Pierre (2004). Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Seuil, 224 p. Voir aussi : JEUDY, Henri-Pierre (2010). Le Désir de catastrophe, Circé, Essais/Sciences sociales, 191 p.
Le principe d’incertitude ou le principe d’Heisenberg (1927), du physicien du même nom, stipule que de l’in-savoir persiste dans toute quête. (En ce sens, l’incertitude constitutive confère à la science une modestie qui ne semble pas systématiquement partagée, dans sa poussée totalitaire.) De cette incertitude déterminante émerge un autre principe, celui d’incomplétude (Gödel) : nous ne sommes pas un tout omniconnaissant et omniressentant. C’est pourquoi les limites épistémologiques (reliées à la fabrication et au déploiement du savoir) concernant une démarche, scientifique ou existentielle, restreignent parfois le fait même de décider. Dans ces conditions, avoir à décider procède de facteurs externes qui plaquent artificiellement une obligation et distorsionnent la complexité des expériences et des émotions que l’on convoque pour les justifier. Ainsi, on décide pour faire quelque chose non pas devant et avec l’imparable devenu intolérable, mais sur lui.
J’ai traité (2018) de cette indécidabilité au mot-clé «Responsabilité» dans Le choix de l’heure. Ruser avec la mort? (Dialogue avec le Dr Bernard J. LAPOINTE), Montréal, Somme Toute, 295 p., p. 272.
ARENDT, Hannah, notamment dans (1966), Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, (trad.) Paris, Gallimard. Elle donnait la banalité du mal synonyme de l’absence de pensée, de jugement personnel, de discernement entre le bien et le mal, ainsi dans la docilité aux clichés et aux diktats, et sans être déficient intellectuellement ni cynique. Bref, chez des êtres “normaux”. (On pourrait dire aujourd’hui rompus à l’hypertechnicité : fluides, non imputables, relativistes absolus.) Elle en dégageait la dynamique dans des pratiques historiques et politiques qui «cristallisaient» l’indifférence, notamment à la destruction.
FOUCAULT, Michel (1976). La volonté de savoir. Gallimard, 219 p., Section V, première formulation de sa théorie du «bio-pouvoir» qui conduit au «bio-politique» (gouvernance étatique par l’hygiène de vie, le contrôle des naissances, les mesures de salubrité, la médecine sociale) : depuis le début du 19e siècle, le pouvoir passe du contrôle des citoyens à titre de sujets de droit (celui des régnants) à un pouvoir concentré sur les corps, la vie biologique, celle des individus et celle des populations. Ce pouvoir qui s’autorise d’une rationalité de libéralisme économique consiste à « faire vivre ou à rejeter dans la mort » se substituant “au vieux droit” de faire mourir ou de laisser vivre. C’est peut-être ainsi que s’explique cette disqualification de la mort que marque la désuétude récente des rituels qui l’accompagnaient. » (p. 181). On y reviendra.
Voir aussi: BLAIS, Louise (2019). «Biopolitique» Anthropen. https://doi.org/10.17184/eac.anthropen.105
ZIELINSKI, Agata (2016). « Le mourant, un semblable? », LEMOINE, Élodie, PIERRON, Jean-Philippe (éds.) La mort et le soin. Autour de Vladimir Jankélévitch, Paris, P.U.F., 192 p., pp. 141-160, p. 152.
« Tuer la mort », titre provocateur de publications laissant miroiter les techno-pouvoirs. Or, bien en amont, constat ET prémonition de FREUD (1915b) : « Nous avons manifesté la tendance (...) à mettre la mort de côté, à l’éliminer de la vie. Nous avons tenté de la tuer par notre silence (...). » Actuelles sur la guerre et la mort, OCF/P XIII, PUF, 1988. p. 144. Relevé et expliqué par J. ALTOUNIAN, op. cit, p. 45. Les autres versions traduites que j’ai en mains ne mentionnent pas la progression culturelle d’une éclipse de la mort en la tuant, notamment par le silence (relatif!) à son propos, elles en offrent des synonymes, voire l’euphémisent : Exemple, « Nous avons tenté de l’annihiler.» (1915) «Considération actuelle sur la guerre et la mort II : notre rapport à la mort», in CRÉPON, Marc, DE LAUNAY, Marc, Sigmund Freud. Anthropologie de la guerre (textes réunis, traduits, commentés), Paris, Fayard, 317 p., p. 233.
Voir DES AULNIERS, Luce (2022). « Robots “intelligents” pour deuil : le chatoiement éploré du déni de la finitude », Études sur la mort/Thanatologie, Une éternité numérique : enjeux et perspectives entourant la mort numérique, Paris, L’Esprit du Temps, no 157, 163 p., pp. 59-73.
VANDELAC, Louise, (2022). « Posthume post-homme ou de quel droit abolir le futur des générations? » Actions légales pour les générations futures, GAILLARD, É, FORMAN, D.M. (éds.), Caen, Berne, Chaire Normandie pour la Paix, Éd. Peter Lang, V. 1, 350 p. (Texte avant publication, p. 17).
VACQUIN, Monette (2018). Op. cit., p. 167.
Je m’étais permis ce jeu de mots aisé en 1984: « Tenir la main. Main-tenant (...) »[dans la conclusion sur la solitude, la présence, le récit, l’histoire collective], « Le cœur déchiré de l’existence ». Notes sur la dialectique vie-mort, les rapports sociaux et le rapport au temps dans l’intervention auprès des mourantes et des mourants. », R. LEMIEUX, R. RICHARD (éds.), (1984). Survivre... La religion et la mort, Les Cahiers de recherches en sciences de la religion, Vol. 6, Université Laval, Québec, Bellarmin, pp. 256-273, 285 p.
DES AULNIERS, Luce (2022). « 1001 doigts aux grottes-fleurs des humains », Co-conférence INFODEUIL, Écrire pour avancer dans le deuil (J. de MONTIGNY, H. DORION, L. DES AULNIERS), texte sous PDF, 8 p. https://infodeuil.ca/evenements/95/2-mai-2022-ecrire-pour-avancer-dans-le-deuil/evenement.html.