Tchatcheria mirabilis (Angas, 1877), La spirale chez les mollusques, Club Géologique Île-de-France, Mars 2024. clubgeologiqueidf.fr
La figure de la spirale est utilisée par l’auteure (2020) pour désigner le bricolage qui unit le temps linéaire et le temps cyclique et cherche à en dépasser les contradictions et les écueils.
Cohabiter 6
Le temps passe et nous aussi. Si on s’y attarde, cette idée reçue ouvre une caverne de significations à propos des temporalités historiques. Au creux de celles-ci, la finitude agit comme point d’appui de nos créativités, rituelles et autres. Une figure spiralée en est proposée ici, comme introduction à la temporalité du vivant emmaillée au rite funéraire.
« Assis-toi pis jase. Le temps va t’attendre. » Gilles VIGNEAULT (2005)1
«Les dragons du déni du Temps sévissent toujours Marcia BJORNERU (2018)2 |
Bienvenue dans les partitions si bigarrées du Temps. D’un côté, nous en jouons parfois comme s’il ne nous concernait pas ; de l’autre, nous prenons le temps de…parce que nous sentirions plus ou moins confusément, mais intensément, combien c’est lui qui nous prend. Ce lien singulier frémit dans le rite, singulièrement lors du grand passage.
Alors, de manière moins directement philosophique : envisager comment nous nous mouvons dans le temps entrouvre sans doute une voie instructive de connaissance de soi. Se « mouvoir » peut ainsi être saisi au propre, dans le rythme d’une démarche (saccadée, chaloupée, tendue, accablée, bon enfant, etc.), dans la position et le balancement du tronc, de la tête et des bras, dans la précaution, la nonchalance ou la vigueur à poser les pieds au sol, dans le transfert et la centration du poids, dans l’axe du regard, et selon tant d’autres marqueurs; encore davantage, s’il y va d’une allure habituelle ou de l’adoption ponctuelle d’une cadence. Et puis, une fois la destination atteinte, sommes-nous remuants, immobiles, aux gestes déliés?
Néanmoins, d’évidence, observer notre mouvement corporel ne suffit pas. Il n’est pas non plus nécessaire de questionner les uns et les autres sur « leurs rapports au temps », même si l’exercice s’avère passionnant. Ainsi, il arrive que l’interpellation d’un ami nous amène à réfléchir à notre conception du temps : à la faveur d’une remarque cordialement amusée sur notre démarche ou notre posture perceptibles au premier regard, du type « pressé » ou « au-dessus de ses affaires ». Une signature à laquelle pourtant nul ne saurait se réduire.
Bien sûr, on entend couramment que le sens de leur propre corps suffit à ce que lui attribuent des individus apparemment désamarrés des cadres sociaux : « Je suis qui je suis, parce que, moi, je le sens. » Juste mais partiel.
Les rapports à la mort imperceptibles au quotidien,
entre temps existentiel et temps social ?
Poussons l’exercice plus loin que le reflet d’une posture corporelle, même éloquente. Ainsi, examiner l’agenda de quelqu’un — et a priori, le nôtre —, raconte à la fois ce à quoi nous sommes contraints et ce à quoi nous attachons de l’importance. Enquêtes fertiles au menu.
En outre, lors d’une conversation, si nous prêtons attention au débit de parole, aux ponctuations et à l’avenant, au souffle? Nous obtenons un aperçu de l’état mental et physique de notre interlocuteur au moment précis de la rencontre. Ces signes révèlent quelques alluvions et certains barrages de son fleuve intérieur. Et c’est dans le courant de ce fleuve que se discerne l’effet de la conscience de la mort. Cette conscience n’est pas constante et c’est tant mieux. Elle remonte de temps en temps en un petit bouillonnement ou en un reflet lumineux,non seulement à l’occasion de la perte d’aimés, mais comme un frôlement d’aile inattendu : devant pareil éveil, on peut haleter ou respirer à fond. C’est que souffle et esprit ont la même racine latine : spiritus.
Poursuivons l’analogie : les sédiments qui tapissent le lit du fleuve de nos vies ne sont pas que d’origine biographique, celle-ci étant entre autres associée à nos bonheurs, petits et grands, à nos pertes intimes, et puis à nos peurs et à nos appréhensions de perdre. À nos aspirations. Quelle autre origine? Simplement, « toute sensibilité est une formation collective3 ». De la sorte, encore et toujours, une personne ne peut se prétendre détachée, « sur sa propre base », du moins pas entièrement, eu égard à cette formation collective. Par conséquent, ce que l’on pourrait croire être une conception du temps issue de son « soi » est tout autant bien nourrie des rapports au temps sociaux4. Ainsi, les délimitations sociales du temps agissent sur nos perceptions et sur la formation de nos attitudes : plus qu’on ne le pense, elles dépeignent entre autres notre besoin de ritualité, singulièrement en ressentant alors l’empreinte si évidente du temps, par la mort. C’est la proposition ici tenue.
Ces temps sociaux peuvent tout bonnement se décoder dans la comparaison de base, par exemple lors d’excursions interculturelles. Ainsi un voyageur en contrées diverses peut revenir à la maison ébahi du caractère pulpeux qu’emprunte le temps des autres (à l’occasion non sans quelque irritant à propos de la ponctualité des rendez-vous ou des horaires de transport) : le rythme du pas, de l’ingestion des repas, de la pesée au quai, au marché ou au dispensaire (d’évidence, ce qui y est calibré diffère), la cadence cérémonielle d’une procession, le train-train quotidien, la longueur du regard… Et ce, d’autant plus qu’il se serait hasardé en dehors des circuits touristiques : il se serait reposé à proximité d’une fontaine, entre les consacrées et les pastorales. Une fois ses habitudes réintégrées a domus, la perplexité peut le gagner sur nos énoncés de type « je n’ai pas le temps (…), pas trouvé pour… ». Et de sourire à ces publicités répandant d’office leur affabilité, propulsées par le marketing du confort lucratif de grandes et petites entreprises : « Vous trouverez chez nous enfin le temps de… Vous le prendrez». (Promesses de salut suaves sous garanties analogues à celles que nous aurions déclassées, religieuses ou politiques.)
Premier constat donc : nous serions tiraillés entre le ras-bord occasionnel sertissant nos activités ET les répits accordés « juste à temps » pour éviter les débordements, vocable utilisé parfois dans sa tiédeur euphémisante pour signifier la folie. Entre nos horloges biologiques, les listes de tâches et le calendrier des « à ne pas manquer » requis par la vie en société, des plus nécessaires aux plus superflus. (Et on trouve là un élément contribuant au caractère estimé actuellement trop contraignant du rite de mort.)
Et puis la fontaine du temps qui affleure des tressaillements, des méditations ou encore, qui jaillit des terreaux expérientiels.
En somme, chacun porte le pari de sa cohérence interne entre tant de sollicitations : une cohérence toujours inachevée mais charpentée par les expériences intimes de l’effet du temps. Effets colorés par une époque.
Second constat, par extension, cette fois à l’échelle plus large5 de ce temps immanquablement social. Déjà, dans l’exemple du voyage et de ses contrastes avec l’emploi du temps quotidien, on convient que le temps est aussi une construction socio-culturelle. Plus précisément, la signification du temps s’élabore selon les cultures qui en sont venues à en distinguer les composantes, notamment en les découpant entre passé, présent, futur.
En sera-t-on surpris? C’est justement de ces premières formulations que se sont élaborés les formes de vie matérielle et intellectuelle, puis l’organisation et les liens sociaux dans toutes les sphères des pratiques humaines. Le temps réfléchi s’avère donc générateur des cultures. Et qu’est-ce qui vient au premier rang de la vie symbolique, celle qui nous fait résister au chaos et ordonner les choses en les regroupant? Ce fameux temps qui passe et aboutit à un terme définitif de telle sorte que le rapport au temps inaugure la conscience de la mort et réciproquement : « La mort, imposant une limite à notre existence, instaure une discontinuité, institue le temps. » En retour, oui, cette conscience de la mort nous réfléchit dans le miroir du temps et dans ce que nous en fabriquons. De la sorte, « la mort confère une place et un sens à chaque instant de vie, d’où qu’elle singularise chaque vie et lui donne sa signification. (...) La mort instaure la liberté6. » Merveille.
Notre liberté joue donc sur les claviers du temps. Et certes, pas un seul clavier.
Plusieurs interprétations du temps ont passionné les humains, bien sûr. Pour situer la ritualité de la mort dans la porosité des temps culturels, je m’appuierai sur deux grandes métaphores. En passant, d’aucuns auront une clé pour comprendre le décalage non pas horaire, mais structurel qui se glisse entre les individus et les groupes.
La temporalité des cultures : temps cyclique
et temps linéaire, à manier avec soin
Précaution usuelle : désigner une dichotomie entre deux termes, deux conceptions — surtout lorsqu’il s’agit de considérer en quoi la nature du temps nous habite —, n’est surtout pas engager un combat visant à exclure l’un des termes de cette binarité ou à cliver les composantes de cette dualité (les rendre étrangers l’un à l’autre). En effet, il nous faut « empoigner les deux, car le temps sagittal [linéaire] et le temps cyclique rendent intelligibles soit des événements distincts et irréversibles, soit un ordre intemporel et une structure soumise à des lois. L’un comme l’autre nous sont indispensables7. »
À cet égard, si la comparaison risque d’introduire une tonalité d’opposition, c’est bien un des aléas de la distinction entre ceci et cela. Séparer ainsi pour mieux discerner n’implique pas de catégoriser de manière définitive. Séparer nous aide plutôt — si l’on explore derrière les apparences — à saisir les dynamiques qui animent des éléments apparemment insignifiants ou banals (un calendrier, un bilan, une planification) et à relier en pointillés ce qui charpente nos rapports au(x) monde(s), dont le rapport au temps est le phare, encore une fois.
Sous cet abord de différenciations complémentaires, demeurent tout de même des racines communes. Ainsi, les visions linéaire et circulaire du temps sont enfouies dans la pensée universelle depuis les temps anciens où la durée fut perçue : l’écoulement des vécus dans le temps, ce dernier, imperturbable (d’où les images multimillénaires sur la fluidité). Certains auteurs attribuent cette pensée du temps plus organisée à la mythologie grecque et l’on évoque alors volontiers le dieu Chronos.
L’esprit humain se dégageait peu à peu de l’incertitude constante, si ce n’est de l’angoisse associée à l’imprévisibilité incompréhensible des conditions matérielles : elles étaient à cette époque surtout attribuées aux sursauts de la nature et aux humeurs des esprits invisibles. Puis, à la faveur de la multiplication des connections cognitives et des échanges humains, le temps s’est inscrit dans une meilleure maîtrise entre imaginaire et savoir empirique, ce dernier se découvrant progressivement capable d’abstraction : on ne se limitait pas à subir dans une causalité déterminée de l’extérieur — dans la part éclairée et relativement incontournable que comporte la fatalité —, on cherchait à juguler les effets de l’accident ou de la perte du congénère. Juguler, on le rappelle, témoigne de la maîtrise symbolique des impacts davantage que du contrôle effectif de l’événement. Il fallait ainsi anticiper et autant que possible, prévenir, notamment en soignant et en organisant finement, dès la préhistoire. Le présent n’est pas alors que succession d’événements, il se tient dans le miroir prismatique du passé-apprentissage et de l’avenir-promesse.
L’humain a donc conçu ce qui vit par-delà sa personne en des signaux éclairants baignant dans le temps : selon que les choses apparaissent, d’un côté, immuables et immanentes, existant pour elles-mêmes (les saisons, recommencées au fil du mouvement et des interactions de la terre, du soleil, de la lune et des étoiles), OU, de l’autre, reliées à des événements isolés et contingents (haut fait, conflit, catastrophe) et bien sûr déployées dans « l’apparente directivité de la vie (naissance, croissance, décrépitude, mort et décomposition)8 ».
Pour le monde judéo-chrétien mais aussi pour des cultures tout autres, l’extraordinaire variété des interprétations a trouvé une matrice d’intelligibilité et de légitimité dans la dualité temps linéaire/cyclique : cette matrice dessine ces figures allégoriques, respectivement la flèche pour le temps justement sagittal ou linéaire, et le cercle, la roue, pour le temps cyclique. Du fait de leur armature et de la satisfaction interprétative qu’elles sécrétaient, ces figures symboliques sont devenues des archétypes. S’ils ne couvrent pas tous nos questionnements, loin de là, les archétypes en question offrent de solides repères. Et d’aucuns diraient : par temps fous?
Dans une chanson, pour prendre un exemple, le temps sagittal logerait dans les couplets, tout à la lancée et au déploiement du récit; le temps cyclique, dans le refrain, qui non seulement ponctue, mais relève et appuie le message.
Musique !
Le temps linéaire : la flèche du temps
comme inéluctable magnifié en sur-modernité
Le temps linéaire ou sagittal suppose l’enchaînement irréversible d’événements qui ne se produisent qu’une fois. Bien sûr, comme évoquée à l’instant, la ligne de toute existence, cet imparable donné de soi, dit « la ligne du temps ». On en trouve de nombreuses représentations figuratives : lignes hachurées, courbées, sinusoïdales, montantes, descendantes, en traînée fulgurante... L’histoire en marche incessante autour de nous et en nous se forme ainsi de moments qui sont reliés dans une séquence particulière, selon une direction déterminée. En termes individuels, cette voie sagittale donne lieu au Curriculum vitae, ou encore, en termes macroscopiques, à une conception inéluctable du progrès, indice de civilisation « avancée ». Mais l’histoire sous ce fléché se constitue aussi de la contingence, de l’aléatoire, autrement dit des irruptions d’événements tels qu’un accident, de quelque ordre qu’il soit.
Dans tous les cas, les étapes s’enchaînent entre, d’un côté, le « cours des choses » et, de l’autre, la contingence de ces moments clés qui font parfois saillie mémorable. Dans tous les cas, il y a du prévisible et de l’imprévisible. En les donnant comme des épisodes distincts, cette conception des événements insiste donc sur le caractère unique, si ce n’est irréductible, de chacun d’entre eux : il y a un « avant » et un « après », parfois sur une glissière tranquille marquée d’une suspension, parfois sous un basculement plus ou moins inouï.
En d’autres mots, lorsque nous célébrons nos anniversaires, nous inclinons d’abord vers le temps sagittal, puisque ce temps vécu est d’emblée donné à la fois comme une base incontournable (« le lot de tous ») ET particulière (« première et seule fois que j’ai 30 ans »). Or, le sentiment de cette singularité et même sa conscience ne me semblent pas dénués d’insécurité ni même d’angoisse dans la mesure où cette singularité peut connoter deux sentiments : la fragilité de toute existence — si précieuse — et universelle, indice majeur de la finitude, et la précarité, qui vient accentuer la hantise des échéances, surtout l’ultime. (La fragilité renvoie à l’existence alors que la précarité est davantage concernée par les conditions de celle-ci.)
En revanche, comme nos anniversaires « reviennent » régulièrement, leur cyclicité peut rassurer, mais en présence humaine, on le verra. (On tient un signe de la complémentarité des deux archétypes).
Par ailleurs, est-ce pour répondre à cette précarité et à son sentiment fondamental que le temps linéaire privilégierait le caractère cumulatif pragmatique? Peut-être, si l’on estime que les va-et-vient entre le vécu individuel et les orientations collectives les rendent interdépendants. Une piste se dessine ici concernant le sentiment d’empilement et d’accélération du temps depuis la Renaissance (14e - fin 16e siècle). Comment?
Nous serions devenus en large part tributaires de sociétés à « accumulation des biens, tout uniment [d’emblée] orientés vers la rentabilité et le profit, lesquels méprisent la vie (l’homme devenu marchandise est réduit à sa fonction de producteur/consommateur). » L’être humain se défendrait plus ou moins adroitement de cette réduction en « exacerbant son moi », ou en insistant sur sa singularité, amplifiant alors davantage l’angoisse. Du même coup, l’être qui se définit exclusivement comme individu néglige les formations groupales instituées, aussi des vecteurs de vie. Au sein de cette dominante des formations sociales actuelles, qui secrètent une charge accrue d’anxiété, « la mort obscène et scandaleuse est rejetée, voire déniée, tandis que les rites post mortem se simplifient et se professionnalisent9. »
On comprend alors mieux la logique de compression du temps décrite au fil du texte précédent à propos du télescopage entre les temps (le mourir, la mort, l’après-mort) dans un seul espace-lieu. En fait, si le temps nous heurte, nous ferions curieusement en sorte qu’il nous heurte davantage, car dénier ou méconnaître la valeur des temps/espaces en les faisant se percuter est insidieusement délétère.
Il s’agit bien sûr dans cet exemple d’une exacerbation de la conception du temps linéaire. La discontinuité s’y trouve à l’aise et de plus en plus, au gré des réflexes sollicités par les opportunités et les injonctions à la consommation, voire à la consumation. De cette manière, l’exacerbation s’immisce dans maintes sphères de nos existences et surtout a tendance à se donner elle-même comme seule et unique forme de rapport au temps.
Des manifestations?
◼ Lorsque la moindre activité citoyenne ou intellectuelle devient monnayable, qu’il s’agisse des électeurs (« Nous avons besoin de contributeurs ») ou des consultations de sources documentaires (« Acceptez-vous les témoins [cookies] » ?)
◼ Lorsque des activités qui requièrent un temps minimal, mécanique — écrire — ou bien relationnel — soigner —, se font racornir sous la sacro-sainte loi de l’efficience : encore ici, moins d’efforts pour plus de résultats, logique cardinale dans plusieurs secteurs d’activités, au risque de devenir dictatoriale dans son implication tout-terrain.
◼ Lorsque la planification, centrée sur des jours ou un quinquennat — le plus souvent à courte vue, qu’il s’agisse d’échéancier ou de contexte — se trouve déboutée (« C’était couru d’avance ») par l’imprévu, ce si vif vivant, et suscite une sérieuse déstabilisation ou une vive colère.
◼ Lorsque l’expression « Dépêchez-vous… lentement » devient un exigence, de sorte que l’ironie circonstancielle de bon aloi mute en habitude paradoxale, jamais sans douleur.
◼ Lorsque tout énoncé sur le fonctionnement psychique est jugé fantaisiste s’il n’est pas assorti de données probantes quantitatives: il aurait fallu, entend-on, au préalable découper en hypothèses à la fois les perceptions et les savoirs déjà acquis, sans forcément se soucier des biais alors engendrés ; sans tenir compte du fait que tout ne peut se mesurer, dans la rationalité techno-instrumentale issue du monde des affaires et du droit : bref, il faudrait en tout « contrôler » le portrait. Pour ne rien dire de l’apparence, cette obligation à ne pas déchoir de l’image calibrée en fonction de la perception et de l’émotion à provoquer.
Ce même aveuglement octroie un nouveau « look » à la contingence ou à l’imprévu : il arrive que nous ne discernions pas en quoi cette contingence n’est pas toujours entièrement imprévisible. « Anticipation », je le soulignais plus haut, vecteur de prévention. En effet, un certain nombre de malencontreux événements ne sont pas que purs fruits du hasard. Ils peuvent émaner de l’effet enchevêtré de nombreux facteurs et par conséquent, auraient pu être évités, au moins dans l’ampleur des dégâts. (Incidemment, en cela, la technoscience s’avère fort utile : on pense aux moyens de dépistage en santé, aux mesures des plaques tectoniques, etc.) Mais une mentalité psychosociale bien actuelle nous intime de « lancer dans l’univers » le tort que ces « incidents » causent. De fait, il y a là la conviction bien sainement réaliste que tout ne peut se contrôler; à ce titre, l’imaginaire offre un secours bienvenu. Cependant, il arrive que la graine de la responsabilité soit étouffée sous le faux engrais de la fuite en avant.
Ce qui y contribue? C’est que le mouvement autopropulsé de la ligne droite vers un aboutissement ou une finalité génère sa propre vitesse et obture le sens du processus : l’autoroute est plus tentante que les chemins de traverse ou les paysages champêtres. En tout et tout le temps, il ne faut surtout pas « perdre du temps », ce qui nous agace et nous rend nerveux, inattentifs, primesautiers, agités entre deux activités. Trop d’objets disponibles, à portée de clics, nous rendant indisponibles à autre chose qu’au présent, à d’autres temps, lesquels, paraît-il, nous ralentissent. Et ce, même si beaucoup de ralentisseurs de nos projets sont stériles, telles les complaisances si ce ne sont les incompétences administratives et les négligences de communication, souvent liées à la frénésie rigide d’une vision en tunnel.
En somme, à force d’accumuler les inédits ou ce qui en tient lieu, on ne voit plus guère les logiques autres, tout au calcul des coûts et des coups et on en vient à la démesure et au vertige de l’excès : excès événementiel, lié à l’influence des médias, excès d’images, sous la même influence, ET excès d’individualisme, lié à l’affaissement des cosmologies collectives10.
Si on réinscrit cet excès dans le temps sagittal? Le mouvement n’est pas propre au temps linéaire, devenu depuis peu et en large part un mouvement qui patauge par définition dans le surplace d’un présent. Mine de rien, ce présent est imbu de lui-même, gavé de requêtes immédiates qui se figent dans le principe de l’instant, un moment après l’autre, de plus en plus rapidement, im-mé-diats, sans lien. Forcément, le passé devient de l’ordre du révolu, obsolète, ou encore un terrain de lancement des uchronies : ce qui aurait pu imaginairement se passer, si… Quant à l’avenir, il est peu représentable, hormis comme un emballement des logiques du présent, ce qui peut aussi contribuer à l’inespoir de la formule « no future».
Se peut-il alors que, sursaturés de signaux, l’on soustraie, mais à l’aveugle? Que l’on se soustraie et que la mort soit à cet égard le vecteur libérateur par excellence? Laissons cela pour l’instant.
Le temps cyclique aussi comme inéluctable,
mais « romantisé » en sur-modernité
La conception cyclique du temps s’est trouvée dans les sociétés agraires, lesquelles, par nécessité, y trouvaient une suprême signification nourricière. Ces sociétés se développaient entre sol et ciel, comme celles qui s’y sont adjointes, toutes axées sur des rapports étroits avec leurs environnements physiques et sociaux.
Leur logique sociopolitique était cette fois, non pas guidée par l’accumulation des choses, mais par « la cumulation des hommes, à enrichissement progressif de la personnalité, conçue comme une réunion provisoire d’éléments [corps-âmes-esprits], pratiquant l’initiation(…). » Ces sociétés mettent en relief l’expérience et sont rodées au principe de transmission (voir en finale). Ces regroupements peuvent aussi être guerriers — ce qui ouvre une vaste problématique. Notons que, à la différence de la bonne mort surtout souhaitée comme soudaine dans le temps sagittal, ici, « la bonne mort est celle du vieillard gorgé d’années, qui possède [sic] beaucoup d’enfants et a su acquérir les biens qui seront consommés lors des funérailles. (…) [Tandis que du côté] des sociétés guerrières, c’est la mort du jeune héros qui est valorisée11. »
Dans cette conception, toute mort est bien sûr tributaire de la finitude, soit la conscience que notre temps individuel et même collectif n’est pas infini. Du même coup, la fin des existences n’augure pas d’une chute dans le rien, auquel cas se justifie à rebours le nihilisme philosophique ou de mode de vie (« Y’a rien après, prends tout ce que tu peux, ici, maintenant. ») Au contraire, ici, la fin entraîne le recommencement, ce qui nous renvoie à la conception de la mort non plus comme l’opposé de la vie, mais comme l’inversion de la naissance : naissance, existence, mort-renaissance constituant le premier invariant humain des attitudes devant la mort, en définissant le vivant qui englobe les humains (voir Cohabiter dans le rite 1). Évidemment, une telle conception n’épargne pas du chagrin du deuil, mais l’allège par des significations autres que biorelationnelles individuelles.
Quels sens peut acquérir le temps cyclique au quotidien de ces sociétés?
Dans le temps cyclique, cette première conception qui effleura et marqua l’humanité, « les événements perdent leur qualité d’épisodes distincts et de causes affectant l’histoire contingente. » À la différence de la conception linéaire, « ce qui nous arrive » ou ces événements porteurs ne sont plus épars, surtout contingents et ramenés sous la logique de la grande évolution sur sa poussée : ils s’inscrivent ici plutôt dans l’immanence ou dans l’intégration au sein du mouvement intrinsèque d’un ensemble qui organise les parties.
Dans cette orbite, « les états fondamentaux [dont l’existence] sont immanents au temps, toujours présents et immuables. » Autrement dit, naître, se développer, mourir, si typiques de la destinée — qu’elle soit linéaire ou cyclique — ne sont pas a priori perçus du point de vue de la subjectivité qui s’y déploie : les existences personnelles ou groupales sont vécues comme partie prenante d’un mouvement qui cadre et les dépasse, bref, qui leur en offre une amorce de transcendance. Chacun est membre d’un même « tout » qui existe par-delà sa propre existence, une sorte d’altérité omniprésente et vérifiable empiriquement. Chacun fait « un retour sur soi » qui lui procure le sentiment d’exister comme unité intègre, à la fois différenciée sans insistance et intégrée dans ce tout.
Dès lors, au tracé hachuré de la ligne de vie se superpose la boucle frémissante d’un mouvement perpétuel : « Les mouvements apparents font partie de cycles répétés, et les différences du passé seront les réalités du futur. Le temps n’a pas de direction12 »
« Répétés », « pas de direction », ou du moins pas de direction prédéterminée : cela signifie-t-il qu’on y tourne en rond? On pourrait en conclure que, à l’excès, les humains sous l’égide du temps cyclique n’appréciaient pas la nouveauté trop bouleversante, comme si elle allait détraquer le mouvement de l’ensemble. Ce serait pourtant caricaturer ces sociétés que d’estimer qu’elles vivaient dans un monde uniquement mystique ou entièrement indépendant du développement technoscientifique13, ou encore uniquement réglées rigidement par des structures fondamentales, plus aisées à percevoir.
Un thème venant d’être mentionné mérite d’être fouillé puisqu’il rebondira dans ce que l’on entend par ritualité de la mort, aux textes prochains.
La répétition, sa nécessité et ses usages
pour le pouvoir et pour la tradition
Le temps cyclique convoque intrinsèquement la récurrence, répétons-le. Celle-ci forge en bonne part l’aspiration à la continuité. Prenons le mouvement des marées : la marée est tributaire d’une dynamique (immanente, qui est hors de son ressort autodirigé). Pourtant, en même temps, une marée donnée est unique et ne revient pas : elle est alors prise comme singulière, caractéristique habituelle du temps linéaire.
Mais comme le temps cyclique n’équivaut pas non plus à une répétition ou à une récurrence à l’identique, si on y regarde de près, les vagues et le ressac ne sont pas non plus les mêmes d’une marée à l’autre. Ce qui n’empêche aucunement la valeur cyclique de la marée.
Le temps cyclique offre ainsi un double mouvement, celui, inexorable, d’un retour et celui, poreux et jouable, de ce qui s’y passe. Les deux mouvements sont nécessaires dans la mesure où la continuité de l’un ne pèse pas sur la vitalité de l’autre : dans la mesure où, encore ici, les deux archétypes du temps se rapprochent.
Ici, il importe de préciser une double interprétation associée aux usages des récurrences.
La répétition, passe-partout de tout pouvoir
De fait, la répétition est une clé universelle pour tout pouvoir, quel que soit l’archétype dont il s’inspire, linéaire ou cyclique. Répéter confère une légitimité, du simple fait que la redite participe de l’assurance d’un énoncé, émis alors en tant que vérité ; par conséquent, cet aplomb maintient l’illusion — ou la réalité — d’une instance décisionnelle largement dominante puisque ce qu’elle répète sature le son ambiant. Cette domination sur les mentalités est obtenue par le consentement (éclairé ?), justement à force de répétition qui vise la persuasion. À titre de procédé mnésique, d’astuce essentielle pour mémoriser, (se) répéter se trouve du même coup instrumentalisé, et à la limite, dévoyé.
Or, si l’on revient au sentiment de précarité bien enfoui, ce procédé de conditionnement social rassure par la cohésion qu’il promet et l’adhésion qu’il promeut. Chacun peut s’y sentir appelé, séduit, conforté. Heureux d’en être. En ce sens, l’efficacité de cette autorité se renforce du fait que tout pouvoir joue sur les claviers de la mort et de la vie, sanctionnant d’un côté, (se) valorisant de l’autre : « Tu vas mourir si tu n’obéis pas » ou, plus subtilement : « Tu ne peux que bien mourir (et deuiller), si c’est par mes bons soins. »
Mais la répétition à l’excès et trop assurée des privilèges induits peut nuire à tout tenant du pouvoir, tout bonnement parce qu’il ne partage pas ledit pouvoir. Déjà, il y aurait abus d’interprétation chez plusieurs chantres de la répétition en n’attribuant à l’archétype du temps cyclique qu’un mouvement stable et éternel de répétition, comme un fatum, sans argument de la raison. (« On répète parce qu’il faut… répéter. »)
Prétendre s’y coller pour convaincre représente une double faute de l’esprit. De toutes les manières, ce qui contribue au déclin ou à la chute des adeptes, qu’ils soient tenants du pouvoir ou participants, tient au caractère mortifère de la répétition entendue comme identique. Dans ces situations, il y a non seulement iniquité accrue entre les uns et les autres, mais affaissement de la simple ferveur à prêter mainforte à un projet. Le pouvoir ne s’institutionnalise plus alors en référence vérifiable à ce qui fonde sa raison d’être, c’est-à-dire ce pour quoi il a été institué dans la perspective du bien commun et au nom de quoi et de qui il agit. Il se rive à sa propre reproduction-continuité, tout en la tenant sous cape : petits arrangements, privilèges tabous, main-basse sur les biens et la pensée des autres instituants (les participants, à savoir les divers acteurs sociaux, la population, les êtres humains) et compagnie.
Cet abus de pouvoir subi par les concitoyens contribue à la déshérence de toute répétition cette fois sélective, fortifiant alors le principe de nouveauté tous azimuts, à son tour machinisé. C’est justement ce qui pourra faire le lit de ce qui est clamé comme rituel contemporain, on le verra. Cet abus de pouvoir abime aussi le caractère démocratique de maintes institutions, en nous laissant avec une vague impression d’inertie et d’impuissance.
En d’autres mots, cet abus joue un rôle majeur dans le rejet des institutions qui l’incarnent, entre autres parce qu’elles ont figé le rite dans leur propre logique.
Il n’empêche : si le mouvement cyclique se répète comme tel, ce qui le forme, son contenu et son allure ne peuvent être entièrement identiques, c’est une simple loi du vivant.
La table est mise pour aborder le second aspect de la répétition.
La tradition OU les pesanteurs relatives
de la répétition et sa grâce fragile
La plupart du temps traitée péjorativement, objet de déqualification et de relégation, perçue comme un frein au changement, ainsi se présente de prime abord la tradition pour notre regard contemporain. Certes, elle est prégnante dans les sociétés dans lesquelles les changements technologiques, économiques ou culturels se produisent à rythme lent, difficilement perceptible sur la durée d’une existence humaine. Si le changement s’imprime plus manifestement, on le redoute et on le contourne (lui conférant le qualificatif de « conservateur »). On ne perçoit ainsi pas d’emblée la vertu génératrice du changement, mais ce en quoi ce dernier peut perturber l’homéostasie d’une société.
Dans ce contexte, les innovations ne sont pas conceptualisées et deviennent donc sources de méfiance. Il n’empêche néanmoins de ruser avec elles : par exemple, « le génie des populations traditionnelles consiste à “naturaliser” le changement en l’intégrant dans leur système culturel : ainsi le zébu à Madagascar, élément récent, étranger, en provenance de la côte orientale d’Afrique, est progressivement devenu le médiateur par excellence de la sacralité14. »
Dès lors, le changement est intégré et son sens, maîtrisé, au travers du réseau rituel. Le rite gagne alors comme première fonction d’accueillir le changement, d’en endiguer les effets et de lui attribuer une signification. Ce point deviendra le thème du prochain texte.
Pour le signaler rapidement, selon les milieux, ce renvoi à la tradition était commun jusqu’à l’ère industrielle (18e siècle) et sans doute pour contrer le caractère abrupt de maints changements : mémoire collective insistante des périodes traumatiques de catastrophes naturelles ou d’irruptions de violences inexpliquées? Du côté occidental, emprise des empires colonialistes qui abusaient des coutumes locales sans chercher à en comprendre la logique? D’autres hypothèses sont évidemment recevables.
Quoiqu’il en soit, les émergences démocratiques et les attributions causales associées à une science mieux dotée ont fait pâlir le principe de répétition, du moins dans son recours explicite. « Explicite » en ceci que, comme on l’a vu plus haut, les mécanismes du pouvoir et leurs recettes éprouvées avancent souvent masqués, dans l’implicite.
De plus, je l’ai souligné, les valeurs associées non pas tant à l’économie qu’à l’économisme, ce système dominant et sa mainmise sur la nature, ont favorisé le délaissement de la qualité proprement éthique d’une répétition emmaillée au temps cyclique. On comprend alors que le cycle, recommencé, même sans réplication systématique, privilégie les valeurs conçues comme traditionnelles, tels la patrie, le respect de son environnement, de la hiérarchie, le travail, la famille. Si celles-ci pouvaient offrir une structure de référence aux identités, elles n’ont pas complètement disparu selon les diverses sociétés, mais ont modulé de nouvelles définitions, ainsi à propos de la famille; ou encore à propos du principe de délimitation des imputabilités dans une équipe de travail, principe qui constituait l’échelle hiérarchique. Nous avons ainsi intimement besoin de ces cadrages qui structurent les institutions — même si elles sont moins ostentatoires — de même que les processus de gestion intelligente.
Il arrive également que, après s’en être éloigné, l’on « revienne » à la tradition. Auquel cas, rien n’oblige à jouer d’un double jusqu’auboutisme : à une extrémité, se référer exclusivement au réservoir de significations passées, qu’il s’agisse d’expliquer un comportement personnel dans la ligne d’un déterminisme automatique ou de justifier rapidement le choix d’un geste rituel (d’ailleurs en laissant souvent dans le flou son origine, au risque d’une fausse représentation); à l’autre extrémité, se méfier systématiquement, railler et rejeter ce qui connote le passé, sous prétexte que tout passé signifie révolu, dépassé, obsolète. Au bout du compte, l’une et l’autre option séduisent par leur pragmatisme commode et conviennent à l’esprit fatigué ou à une interprétation hâtive et souvent partiale et partielle des dynamiques en jeu. Toutes deux altèrent la beauté qui contient la complexité symbolique, celle que la mort appelle justement. Et à l’avenant, nos modes de vie.
Examiner la temporalité du rite de mort signifiera en conséquence choisir dans quels temps il peut naître et grandir. Une figure complémentaire s’immisce ainsi entre la roue et la flèche. En fait, à partir d’elles, en les entendant d’une fine oreille.
La figure de la spirale : lorsque être original
puise aussi aux origines, on transmet
Comment relier les archétypes linéaire, cyclique, de même que la flèche et la roue?
La figure de la spirale paraît singulièrement significative lorsqu’il s’agit d’offrir une interprétation fouillée des pratiques contemporaines autour de la mort. En effet, il nous faut passer outre à l’incantation à la nouveauté systématique, autoproclamée comme mot de passe promotionnel, autosuffisante et mystifiante. On pourra peut-être dès lors poser un genou par terre et considérer la formation tout à la fois arrondie et dirigée vers le haut, de laquelle tant de formes végétales et minérales témoignent.
La spirale implique donc un mouvement de recommencement. Ici, recommencer implique d’abord de nommer au sein de la tradition ce qui fut le commencement et de se le remémorer. Il faut donc faire un effort de connaissance et ne pas se limiter à l’emprunt décontextualisé de traits exotiques pour arriver à désigner la source d’inspiration et son terreau. La spirale renvoie ensuite à une ligne directionnelle et même « aspirationnelle » qui offre certes une continuité de l’élan, une foulée apparentée, mais qui accueille l’impromptu en intégrant la discontinuité ponctuelle (donc, non continue!) ou en refusant le surplace. En y songeant, la figure spiralée propose un mouvement d’inspiration et d’expiration, encore une fois, la vitalité du souffle.
La spirale a aussi son frère jumeau, de désignation plus mécanique : « Un ressort qui ne perd jamais pied par rapport au point de départ, mais qui, en route, incorpore assez d’éléments nouveaux pour éviter l’ennui d’une ligne droite ou l’emprisonnement d’une circonférence. Ainsi, un créateur peut échapper à la gravité du déjà vu, entendu, su et connu15. »
La création échappe à la gravité aussi du fait qu’elle trouve au départ dans cette dernière l’ancrage et l’impulsion des volutes. Ces volutes combinent donc le renvoi aux sources antérieures à soi et la tonalité inusitée des nouvelles associations.
La transmission procède justement de la même dynamique : on ne transmet pas en souhaitant reproduire à l’identique; de la même manière, on ne reçoit pas ce qui est transmis en estimant faire « tout comme » ou « à la manière intégrale de » celles et ceux qui s’y sont employés, et en large part à leur insu.
Trois points se dégagent de cette armature souple :
◼ Un, ce qui est transmis nous provient du labeur des personnes qui ne sont plus de ce monde, d’un processus de remouturage patient qu’elles ont eux-mêmes élaboré. Il s’agit précisément du monde de la culture, celle qui implique le vivre en société et le vivre avec les mondes autres.
◼ Deux, la transmission nécessite d’être éclairée comme processus, mais l’on ne peut non plus prétendre en connaître tous les aspects puisque l’on transmet aussi sans savoir que l’on transmet, dans l’indicible et le forcément non-conscient. En d’autres mots, transmettre ne se contrôle pas, même si on peut tenir à un ou deux éléments d’un legs.
◼ Trois, « transmis », maintenant. Nous sommes transmis, toujours à notre insu. Nous sommes issus de, redevables aussi, même si nous disposons, comme nos ancêtres, de la liberté de nous poser différemment. Bien sûr, le contenu de la tradition peut être évalué, sélectionné en regard des contextes générationnels, ce qui requiert un réel travail de réflexion, de renoncement, de prise en soi, de redécouvertes, entre ce qui est inatteignable et ce qui nous semble désormais changé : au vrai, un processus de deuil.
En somme, nous perpétuons une culture mais en inaugurant des différences : le cercle devient spirale du fait de la lancée. La culture s’en trouve modifiée, mais pas complètement transformée. Surtout pas « totalement réinventée », ce qui viendrait oblitérer ce que nous transportons, à savoir la part que nous n’avons pas choisie comme la part de ce qui demeure opaque, lovée dans nos inconscients. En ce sens, se prétendre totalement indépendants, dépourvus de tout héritage culturel, ferait de nous des barbares, même sophistiqués. Des abolitionnistes des spirales.
Au bout du compte, au terme de l’examen de ces jeux dans nos conceptions du temps et de leurs aménagements, il demeure une forme de transmission éducative qui fait de nous des humains. À ce titre, le rite de mort sera un tuteur vitaminique de la transmission, de sa spirale.
Pour autant, une dernière question se pose : que transmet-on, là et autrement? « On transmet ce grâce à quoi l’hominidé devient un hominisé, autrement dit, la capacité de l’homme à donner sens aux énigmes16. »
Énigme de la mort, notamment. Encore une fois, en aurons-nous le temps? Et en quoi le rite de mort favorise-t-ilautant l’énigme que le temps de l’apprécier ?
Fragments de réponses au septième texte de cette série.
© Luce Des Aulniers, professeure-chercheure
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Notes
- VIGNEAULT, Gilles (2005). Bois de marée, Montréal, Nouvelles éditions de l’arc, 218 p., p. 49.
- BJORNERU, Marcia (2018). Timefullness. How thinking like a geologist can help save the world, Princetown University Press, 224 p., p. 22. Traduction LDA.
- CASTORIADIS, Cornélius (1978). Les carrefours du labyrinthe, Paris, Seuil, 322 p., p. 174. Aussi : « Les faits sont connus et partout répétés ; leur signification n’en est que davantage occultée. » (p. 36).
- Il existe des différences quant au temps entre les sociétés et à l’intérieur d’une même société. Par exemple, les trois âges classiques de la vie que sont l’enfance-jeunesse, la maturité, la vieillesse, ne renvoient pas aux mêmes marqueurs selon les époques, ainsi en regard du temps de travail et de son rythme. Voir la source conceptuelle moderne : GURVITCH, Georges (1958). La multiplicité des temps sociaux, Paris, Centre de documentation universitaire, 128 p.
- HARTOG, François (2020). Chronos. L’Occident aux prises avec le temps, Paris, Gallimard, 344 p.(2003). Les régimes d’historicité : présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 272 p.
- ZIEGLER, Jean (1975). Les vivants et la mort, Paris, Seuil/Points, 311 p., p. 10, 14.
- GOULD, Stephen Jay (1990 [1987]). Aux racines du temps, Paris, Grasset et Fasquelle, 318 p., p. 33.
- Ibidem, p. 26.
- THOMAS, Louis-Vincent (1991). « L’homme et la mort », in POIRIER, Jean (dir.), Histoire de mœurs II, Paris, La Pléiade, 1751 p., pp. 803- 868, p. 808.
- AUGÉ, Marc (1992). Non-Lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 151 p.
- THOMAS, Louis-Vincent (1988). La mort aujourd’hui, Paris Éd. du Titre, 119 p., p. 96.
- GOULD, Stephen Jay, op. cit., p. 26-27.
- Distinguons : les techniques désignent des objets, des outils, des figurations, des façons de faire qui matérialisent et objectivent les rapports humains à la nature et aux autres dans la longue histoire de l’humanité. De leur côté, si les technologies désignent les savoirs accumulés et mouvants attachés à un corps ou à un domaine de techniques, il serait erroné de penser qu’elles ne concernent que la période moderne avancée. L’importance voire la primauté attribuée actuellement aux technologies serait liée : 1) au fait qu’elles ouvrent des champs de possibilités sociales remarquables quoique bien inégalement réparties selon les sociétés ; 2) au fait qu’elles sont mesurables, isolables, à la différence des autres faits de culture (comme aimer rire, se retrouver rituellement, etc.) et qu’ainsi elles peuvent nourrir le mythe de la sécurité et de l’explication tout-terrain (à l’instar des religions) ; 3) au fait que, depuis le 20e siècle, les technologies se sont nouées à la science, elle-même donnée entre autres comme vérité infalsifiable, cet ensemble étant absorbé par l’économisme néolibéral. Hormis les impensés des expérimentations sur le vivant, le danger actuel est celui d’une objectivation des réalités, d’une conception du monde désymbolisée et désaffectisante, bref d’une instrumentalisation tranquillement généralisée.
- Poirier, Jean (1991). «De la tradition à la postmodernité : la machine à civiliser», Histoire des mœurs III, vol. 2, 1756 p., p. 1676.
- HAMELIN, Louis-Edmond, extrait de GIGUÈRE, Serge (2012). Le Nord au cœur, parcours d'un géographe, documentaire de 85 min. Québec, Les Productions du Rapide-Blanc Inc., Rapide-Blanc Distribution.
- DELSOL, Chantal (2008). Qu’est-ce que l’homme? Cours familier d’anthropologie, Paris, Cerf, 194 p., p. 102.
VIGNEAULT, Gilles (2005). Bois de marée, Montréal, Nouvelles éditions de l’arc, 218 p., p. 49.
BJORNERU, Marcia (2018). Timefullness. How thinking like a geologist can help save the world, Princetown University Press, 224 p., p. 22. Traduction LDA.
CASTORIADIS, Cornélius (1978). Les carrefours du labyrinthe, Paris, Seuil, 322 p., p. 174. Aussi : « Les faits sont connus et partout répétés ; leur signification n’en est que davantage occultée. » (p. 36).
Il existe des différences quant au temps entre les sociétés et à l’intérieur d’une même société. Par exemple, les trois âges classiques de la vie que sont l’enfance-jeunesse, la maturité, la vieillesse, ne renvoient pas aux mêmes marqueurs selon les époques, ainsi en regard du temps de travail et de son rythme. Voir la source conceptuelle moderne : GURVITCH, Georges (1958). La multiplicité des temps sociaux, Paris, Centre de documentation universitaire, 128 p.
HARTOG, François (2020). Chronos. L’Occident aux prises avec le temps, Paris, Gallimard, 344 p.(2003). Les régimes d’historicité : présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 272 p.
ZIEGLER, Jean (1975). Les vivants et la mort, Paris, Seuil/Points, 311 p., p. 10, 14.
GOULD, Stephen Jay (1990 [1987]). Aux racines du temps, Paris, Grasset et Fasquelle, 318 p., p. 33.
Ibidem, p. 26.
THOMAS, Louis-Vincent (1991). « L’homme et la mort », in POIRIER, Jean (dir.), Histoire de mœurs II, Paris, La Pléiade, 1751 p., pp. 803- 868, p. 808.
AUGÉ, Marc (1992). Non-Lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 151 p.
THOMAS, Louis-Vincent (1988). La mort aujourd’hui, Paris Éd. du Titre, 119 p., p. 96.
GOULD, Stephen Jay, op. cit., p. 26-27.
Distinguons : les techniques désignent des objets, des outils, des figurations, des façons de faire qui matérialisent et objectivent les rapports humains à la nature et aux autres dans la longue histoire de l’humanité. De leur côté, si les technologies désignent les savoirs accumulés et mouvants attachés à un corps ou à un domaine de techniques, il serait erroné de penser qu’elles ne concernent que la période moderne avancée. L’importance voire la primauté attribuée actuellement aux technologies serait liée : 1) au fait qu’elles ouvrent des champs de possibilités sociales remarquables quoique bien inégalement réparties selon les sociétés ; 2) au fait qu’elles sont mesurables, isolables, à la différence des autres faits de culture (comme aimer rire, se retrouver rituellement, etc.) et qu’ainsi elles peuvent nourrir le mythe de la sécurité et de l’explication tout-terrain (à l’instar des religions) ; 3) au fait que, depuis le 20e siècle, les technologies se sont nouées à la science, elle-même donnée entre autres comme vérité infalsifiable, cet ensemble étant absorbé par l’économisme néolibéral. Hormis les impensés des expérimentations sur le vivant, le danger actuel est celui d’une objectivation des réalités, d’une conception du monde désymbolisée et désaffectisante, bref d’une instrumentalisation tranquillement généralisée.
Poirier, Jean (1991). «De la tradition à la postmodernité : la machine à civiliser», Histoire des mœurs III, vol. 2, 1756 p., p. 1676.
HAMELIN, Louis-Edmond, extrait de GIGUÈRE, Serge (2012). Le Nord au cœur, parcours d'un géographe, documentaire de 85 min. Québec, Les Productions du Rapide-Blanc Inc., Rapide-Blanc Distribution.
DELSOL, Chantal (2008). Qu’est-ce que l’homme? Cours familier d’anthropologie, Paris, Cerf, 194 p., p. 102.