« La mort de mon fils a fait de moi une nouvelle personne. C’est troublant. Que serions-nous devenus s’il avait vécu ? » Cette réflexion nous interpelle. Elle invite à comprendre qu’une perte majeure soulève le manque et force la personne en deuil à vivre autrement.
Au début, le processus de deuil contraint la plupart à l’isolement, au repli sur soi ou au détachement vis-à-vis d’un monde devenu incertain et, par-dessus tout, privé de l’être cher. Renouer avec la vie alors qu’elle nous a heurtés, reprendre contact avec les amis alors que l’absence tourmente, voilà le dilemme dans lequel se trouvent ceux qui restent. Le sentiment d’abandonner la personne décédée en réintégrant le monde relationnel, la peur de l’oublier, obligent le survivant à un travail psychique évolutif et exigeant. Comment réconcilier le décalage entre la vie d’avant et celle devant soi dont on ne veut pas ? Pour la personne en deuil, le contraste surprend entre le bruit extérieur et le silence dans lequel elle se réfugie. Tiraillée entre le besoin de solitude et l’effort d’aller vers l’autre, elle se sent confuse, elle ne se reconnaît plus, elle s’est perdue de vue, le temps de se réorienter.
L’ennui gagne du terrain entre le choc de la perte et la banalité du quotidien. L’endeuillé cherche un livre inspirant, une voix apaisante, un lieu pour parler du défunt, une personne capable de contenir son chagrin. Le temps s’est arrêté, la vie s’est embrumée.
« Que serions-nous devenus s’il avait vécu ? » La question frappe. Elle nous invite à saisir que la personne en deuil, d’une part, sait que rien ne sera plus comme avant et, d’autre part, sent qu’une transformation personnelle est en cours. Sensibilisé aux conséquences d’une perte majeure, l’endeuillé entre en résonance avec les personnes en souffrance. Son empathie émotionnelle tend à se développer ; elle se manifeste dans un désir de contribuer au bonheur de ses proches, de se dévouer à une cause ou de mettre sur pied un projet que le défunt aurait lui-même élaboré. Dans ce sens, la mort de l’un, parfois, réanime la vie de l’autre. Après avoir traversé une période latente, infructueuse ou nébuleuse, l’endeuillé se livre à de nouvelles motivations et s’entend dire : « Je veux devenir une meilleure personne. » Ce genre de témoignage nous rapproche de la question : « Qu’allons-nous devenir sans l’autre, que serions-nous devenus s’il avait vécu ? » Les deux volets s’amalgament. La question signifie que l’épreuve tout à la fois soulève une crise existentielle et incite à la découverte de nouveaux potentiels. La perte d’un être significatif influera sur l’importance que nous accorderons désormais à une vie humaine, sur la manière d’entrer en relation avec l’autre, sur notre appréciation de sa présence au monde.
« On ne guérit pas d’un deuil, on se laisse transformer par lui. » La psychologue José Morel Cinq-Mars approfondit cette pensée : « Toute sa vie, on pourra sentir le manque créé par l’absence de celui qui n’est plus, et continuer d’imaginer comment serait la vie s’il était encore là. »
À défaut de percer le mystère de la mort, l’humain tente inlassablement de donner un sens à sa vie et de la valeur à ses relations. À ce stade, l’interdépendance prend toute sa signification et confirme le besoin d’interactions pour exister, pour raffermir les liens préexistants et en tisser de nouveaux. L’équilibre refait surface entre le goût de la solitude et le besoin de s’approcher de l’autre.
Le deuil oblige à ralentir le pas. Il invite à repenser sa vie, à surmonter l’épreuve de la perte, à revoir son style d’attachement. La croissance personnelle qui s’ensuit est sans fin. La mort d’un être cher le plus souvent bouleverse la vie du survivant ; la force du lien d’attachement en est la cause. Mais tous ne seront pas affectés de la même façon. Certains s’étonneront d’éprouver du soulagement ; ils ne vivent pas la perte comme une tragédie, mais comme une libération. Or, cet aspect du deuil est tabou. La peur d’être jugé empêche de le partager. Dans Guérir sa vie, Gustave-Nicolas Fischer clarifie cette pensée : « Tout d’abord, ces brisures sont toujours vécues de façon singulière ; elles ne sont pas transposables et reproductibles. Dans ce sens, une expérience n’est bouleversante que dans la mesure où quelqu’un la vit comme force de déflagration qui brise sa vie à lui, la sienne et pas celle d’un autre. »
La mort a-t-elle mis fin à une longue agonie ? S’est-elle déroulée dans un lieu sécuritaire avec de bons soins ? A-t-elle suscité un état de sérénité autour d’elle ? Ou bien est-elle survenue de façon catastrophique ? La qualité des liens préexistants constitue un facteur important. Perdre un « proche » de qui on s’était « éloigné » n’engendre pas les mêmes répercussions si l’intimité et la communication étaient auparavant centrales dans la relation.
Les circonstances entourant la mort comptent pour beaucoup dans la façon de vivre son deuil. Quand les adieux ont pu se formuler dans un lieu où les dernières paroles ont cimenté la relation, la perte n’est pas pressentie comme une fin, mais comme le prolongement du lien. Comment ne pas méditer sur les mots que Doris Lussier nous a livrés à ce propos : « Ce que je trouve beau dans le destin humain, malgré son apparente cruauté, c’est que, pour moi, mourir, ce n’est pas en finir, c’est continuer autrement. Un être humain qui s’éteint, ce n’est pas un mortel qui finit, c’est un immortel qui commence. »
Johanne de Montigny
Psychologue
Références :
FISCHER, Gustave-Nicolas. Guérir sa vie – Un chemin intérieur, Paris, Odile Jacob, 2015, 160 p.
LUSSIER, Doris. Pour être un bon mourant, La gentiane, Service des coopératives funéraires du Québec.
MOREL CINQ-MARS, José. Le deuil ensauvagé, Paris, PUF, 2010, 182 p.