Le 7 juin dernier, Le repos Saint-François d’Assise inaugurait son nouveau mausolée-columbarium L’Espoir | La Speranza. Au moment de choisir l’appellation de ce douzième mausolée-columbarium, il fut demandé à Luce Des Aulniers, anthropologue de rédiger un texte « fondateur » autour du thème de l’espoir. Nous vous invitons à en prendre connaissance.
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Le terme « espoir » signifie bien davantage que son usage courant, par exemple lorsque nous nous intimons de « garder espoir ». D’ailleurs, dans « garder espoir », le mot « garder » surgit généralement à quel moment ? Il fuse lorsque l’espoir vacille, lorsque nous avons de sérieux motifs d’être inquiets ou de douter ; curieusement, plus c’est le cas, plus le terme serait vague, et son objet, flou… Pour autant, si l’espoir semble s’user, ainsi, par suite de quelque manifestation spontanée — tels ces arcs-en-ciel du premier printemps pandémique —, il peut se fortifier autant en précision qu’en patience.
Or, dans le cas de la désignation d’un nouveau mausolée, l’espoir vaut qu’on l’explore.
Le temps que nous convoquons, connu et inconnu
Le terme « espoir » s’avère un étonnant prospecteur du temps. Ainsi, mine de rien, lorsque nous signalons aux autres que l’on espère, nous nous adossons à des repères qui nous furent transmis. Ces derniers forgent la valeur même des expériences et des créations ; on espère au nom de quelque chose qui nous a été indiqué comme désirable, que nous avons intégré comme tel. Et puis, il n’est pas nécessaire d’inventorier les faits empiriques et vérifiables ou encore de décrire notre état mental et affectif pour en justifier l’emploi : sur la base de notre conscience plus ou moins vive de ce qui se passe dans le « ici et maintenant », nous balbutions un rêve, le rêve d’une possibilité qui serait déjà en germe. Enfin, en formulant « j’ai espoir », nous engageons toujours une attente à l’endroit de l’avenir. Et si nous projetons davantage, nous offrons une orientation à nos aspirations.
Porté vers les lendemains, l’espoir aboutit immanquablement un jour ou l’autre à la limite de nos existences. Pourtant, parce qu’il est dynamique, cet espoir si précieux enjambe nos existences pour voguer vers l’au-delà de ce que nous pouvons vérifier par nos sens.
La mort et le hors-temps : l’espérance engendrée
L’avenir des morts se situe hors du temps, dans le champ d’un espoir qui serait sans limites, du domaine de l’éternité : temps suspendu et infini. Mais le privilège des générations successives d’humains est justement d’espérer que ce « hors du temps connu » soit de l’ordre d’une existence autre : lorsque l’on parle d’espoir en songeant à nos morts, notre imaginaire y déploie le vœu « qu’ils soient bien, quelque part. » Et parfois mieux encore que simplement « bien », quitte à idéaliser ce que serait leur sort. Cette propension spirituelle se retrouve dans toutes les civilisations, même si elle ne les résume pas.
Or, depuis la moitié du 20e siècle, on entend que l’espoir concernant le destin des morts devient imprécis si l’on observe l’affaiblissement des croyances institutionnelles en un au-delà. Reste que cet héritage modèle nos sensibilités, et ce, quelles que soient la ferveur et la teneur des croyances religieuses. Et on y trouve une palette de significations.
C’est alors que l’on peut considérer l’espérance comme une valeur qui puise à la source des mondes occidental et moyen-oriental. En effet, le monde chrétien a condensé le sens de l’espérance dans la personne du Christ : il incarne à la fois le sacrifice rédempteur des fautes de l’espèce humaine et le symbole singulier du salut : par la résurrection1, il imprime un mouvement ascensionnel aux aspirations humaines.
Par ce mouvement, « l’espoir de » ne concerne pas seulement les situations ; il se développe et devient un arc-boutant à « l’espérance en » qui, elle, relèverait du sentiment d’être. Cette espérance soutient les humains qui affrontent les souffrances et les angoisses de la finitude : elle les contient et les transpose dans une vie spirituelle éternelle.
Autrement dit, cette espérance transcende la conscience douloureuse de notre destin, le déchirement des séparations, non seulement en nous apportant une certaine consolation, mais en les articulant à un univers symbolique qui leur confère un sens élargi. Et ce sens élargi console en soi! Au point de proposer une bascule hors du temps, éternelle, oui. Car pour Charles Péguy, « l’Espérance — cette petite fille de rien du tout — voit ce qui n’est pas encore et qui sera / Elle aime ce qui n’est pas encore et qui sera / Dans le futur du temps et de l’éternité2. »
L’espérance en pistes multiples dans les théologies biblique et chrétienne
Les vertus théologales évoquées par Péguy paraphrasent Saint Paul. Pour la bibliste Anne-Marie Chapleau avec laquelle j’en discutais, « Saint Paul évoque la foi, l’espérance et la charité (ou l’amour) dans sa première lettre aux Thessaloniciens, son texte le plus ancien (1 Th 1,1-3). On pouvait déjà y déceler l’importance de la relation, telle qu’on la retrouve dans la théologie moderne. » (…)
Elle poursuit : « De même, dans la première lettre aux Corinthiens, Paul met en garde contre un “tout” de prestige et de réalisations humaines qui correspondrait à un “rien” sur le plan existentiel, parce que détaché de l’amour (1 Co 13,1-13, passage qu’il termine en mentionnant ensemble les trois vertus). (…) Il parle du corps ressuscité comme d’un “corps spirituel” qui demande la transformation radicale du corps terrestre — psychique, dit-il (1 Co 15,35-49). Le corps selon la Bible concerne avant tout la personne dans sa capacité d’entrer en relation. Un corps ressuscité serait alors un corps débarrassé des limites relationnelles, donc une personne rendue pleinement capable d’aimer. (…)
Partout, la Bible incite à délaisser le monde des “objets” à posséder (y compris l’objet “mérite”) pour entrer dans le monde de la relation… Les théologiens contemporains conçoivent l’espérance de manière très pratique, comme un engagement dans le monde… Par amour, travailler dans le monde à ce qui correspondrait déjà à ce que l’on appelle le “Royaume de Dieu”. Dans mes mots, ce serait “le monde selon le rêve de Dieu”, impossible à définir, mais qui sera relationnel. J’ajouterais que si Dieu n’existe pas, eh bien, ça me semble tout de même la plus belle manière de vivre son humanité : vivre selon une intégrité morale plus que nécessaire dans ce monde grandement menacé (je pense aux bouleversements climatiques et à l’érosion de la biodiversité.)
S’il y a quelque chose comme “une vie spirituelle éternelle ”, comme tu le soulignes, Luce, [voir plus haut] elle ne saurait être qu’amour et relation3. »
Nous avons là de quoi besogner et rêver.
Insistons : si l’espoir est centré sur les situations, l’espérance, elle, s’ancre dans le désir d’être, soit, mais qui est essentiellement relationnel, en plusieurs sens : les relations entre les êtres vivants, mais également la mise en lien entre divers éléments, les uns bien concrets, les autres, imaginaires, vecteurs d’idées autant que de fantaisies. Il se trouve que c’est le sens fondamental de « symbolique ».
Images sacrées, images profanes des espoirs-espérances : images essentielles
D’espoir à espérance, c’est d’ailleurs tout un univers symbolique qui se distille dans les figurations allégoriques : elles ne se résument pas à la figure christique ou autres, telles les émouvantes Piéta qui ont émergé à partir du 12e siècle.
Ces figurations ne sont pas non plus propres à la chrétienté : ainsi, la flamme qui monte, l’oiseau qui s’envole ou qui se tient en vigie (comme les corneilles mythiques), et même le regard vers les cieux sont proprement des archétypes ou des motifs symboliques partagés dès l’aube de l’humanité : s’arracher à notre condition, se dégager des scories expérientielles, tendre vers une forme surnaturelle, s’aérer dans une chaleur lumineuse.
Or, la lumière représente sans doute la quintessence épurée de l’aspiration et du réconfort offerts par l’espérance en une survie métaphysique : qu’elle soit irisée ou en traits définis, en contraste avec les zones obscures ou en vibrations fécondes, de cette lumière-espérance émanent l’intuition, voire la connaissance, même simplement suggérées, comme une musique à la fois familière et ravissante.
S’y joignent les mains en prière, entrelacées, ou en ouverture vers les hauteurs. Et les postures des anges, ces pédagogues ailés, viennent le plus souvent adoucir le passage vers le royaume des morts. (Au point où ces médiateurs se sont laïcisés dans les propositions du New Age des années 1990. Soutiens pour ce changement de millénaire?) Mi-incarnés, mi-esprits, angelots ou vestales traduisent notre désir de dépasser le visible ou à tout le moins de nous laisser toucher par la sensation d’invisible.
Tous ces signes suggèrent l’existence d’un outre-monde auquel accéder, sans doute avec effort (on n’en discute pas ici, pas plus que de la pastorale de la peur). Selon les cultures, l’espoir-espérance s’est davantage appuyé sur les retrouvailles avec les êtres aimés, dans une sorte de communauté qui se prolongerait ; ou encore sur une communauté autonome des ancêtres qui remplirait ses promesses de félicité. Ou les deux combinées. Néanmoins jamais figées, plutôt communautés inspiratrices de fraternité et de justice.
Appuis. À cet égard, l’arbre est l’emblème qui noue l’immémoriale et parfois indicible espérance. Comment ? Il se tient et nous tient, stable, mais évolutif. C’est sans doute pour ce motif que les humains aiment s’y retrouver au cours d’une promenade ou d’une cérémonie : ils y revivifient leur cohésion. Si sa présence nous touche autant, si son souci peut nous mobiliser, c’est que l’on ressent ô combien il suggère la Vie en croisant les plans vertical et horizontal : « Il réunit le monde souterrain et mystérieux où plongent ses racines au monde céleste et rassurant qu’il atteint par la cime4. » Arbre de Vie, oui, dont le principe survit aux dolmens et, peut-être, qui sait ?, aux monuments. En accompagnant l’irréductible élan d’espoir-espérance.
Éternité, une espérance de mises en relations où les soins aux morts galvanisent le souci pour le vivant
Dans ce panoramique de l’espérance, l’éternité ne signifie nullement que l’on relègue les morts dans le grand fourre-tout de l’oubli. En admettant qu’ils aient une existence intrinsèque, ou même en le refusant, ce qui fabrique en définitive le sens du terme, c’est le souhait que les morts laissent des traces dans la mémoire des vivants. On pense bien sûr aux morts remarquables et remarqués par les valeurs de leur époque et qui ont inspiré les grands mausolées érigés à la gloire posthume d’un tel (rarement à la gloire d’une telle…).
Pourtant, le remarquable n’est pas uniquement de l’ordre de la renommée, notre interlocutrice le soulignait à l’instant. Il peut s’observer dans la simplicité, la sobriété et la constance de gestes civilisateurs au quotidien : si on se souvient de ces êtres, et parfois seulement en qualité de descendants ou de proches, les valeurs pour lesquelles ils ont vécu, encore une fois, et particulièrement dans des périodes troubles, méritent d’être relevées et relayées. Inscrites dans la fondation architecturale et civique. Et reflétées dans une esthétique renouvelée, affranchie des poncifs à la mode : arborées.
Un mausolée de l’espoir — La Speranza — ne devient pas alors le lieu de repos des seuls privilégiés sociaux, personnages ou bien nantis, mais aussi celui de tant d’êtres qui furent des espérants actifs d’une humanité davantage portée vers la recherche… d’humanité. En arborescences.
Mais pourquoi accoler «actifs» à «espérants» ? Pour nous poser à contre-courant de cette inclinaison bien tentante : je l’ai noté d’emblée, très souvent l’espoir devient une forme de vide-poche des irrésolutions ou des désarrois que nous n’osons pas creuser. Nous ravalons alors le terme dans le flou — voire le non-dit parce que ressenti comme intolérable —, le regard au loin : « Espérons que...» Certes. Et laissons-nous justement entraîner dans le mouvement arborescent de l’espérance.
C’est alors que rallier les restes de nos morts au principe espoir-espérance dans une œuvre architecturale ne revient pas à ignorer les réalités si multiformes de l’in-espoir, voire du désespoir. Ces réalités ne sont pas seulement logées dans le deuil des êtres chers, mais dans des formes ramifiées de déprivation sociale.
Assembler les morts sous le signe de l’espoir, c’est au fond symboliser comment nous pouvons relier concrètement les divers mondes. Ils nous sont a minima connus, et singulièrement par les multiples afflictions actuelles de notre vie planétaire. L’espérance peut nous guider lorsque nous nous sentons accablés des complexités.
Et cela importe également dans le recueillement que portera un tel lieu. Qui deviendra d’autant source de réconfort.
À articuler avec soin, ce défi d’édifier et de fréquenter un mausolée de l’Espoir semble d’autant enlevant et élevant.
Luce DES AULNIERS, anthropologue, professeure émérite
Avec la collaboration d’Anne-Marie CHAPLEAU, bibliste
Révision linguistique de Ghislaine DAOUST
Pour Alain CHARTIER, directeur général, Repos Saint-François d’Assise
Avril 2021, revu mai 2023
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Notes
- La résurrection n’est pas tant à prendre à la lettre qu’à être considérée pour les théologies modernes surtout comme une métaphore de la transformation des êtres.
- PÉGUY, Charles (1986 [1916]). Le Porche du mystère de la deuxième vertu, Gallimard, Coll. Poésie-Gallimard (n° 204), 192 p., p. 78. Ce que l’on connaît aussi mieux : « Sur le chemin montant, sablonneux, malaisé. Sur la route montante. Traînée, pendue aux bras de ses deux grandes sœurs, qui la tiennent par la main. La petite fille espérance. S’avance. Et au milieu de ses deux grandes sœurs elle a l’air de se laisser traîner. Comme une enfant qui n’aurait pas la force de marcher. Et qu’on traînerait sur la route malgré elle. Et en réalité c’est elle qui fait marcher les deux autres. Et qui les traîne, et qui fait marcher tout le monde. Et qui le traîne. Car on ne travaille jamais que pour les enfants.
Et les deux grandes ne marchent que pour la petite. »
[Note : Selon Péguy, ces deux grandes sœurs, la foi et la charité, reflètent ce qui est, alors que l’espérance les entraîne.] - Propos recueillis auprès d’Anne-Marie CHAPLEAU, bibliste et professeure à l’Institut de formation théologique et pastorale, Saguenay, avril 2021.
- DEBRAY, Régis (2012). Jeunesse du sacré (illustré), Paris, Gallimard, p.185, 205 p.
La résurrection n’est pas tant à prendre à la lettre qu’à être considérée pour les théologies modernes surtout comme une métaphore de la transformation des êtres.
PÉGUY, Charles (1986 [1916]). Le Porche du mystère de la deuxième vertu, Gallimard, Coll. Poésie-Gallimard (n° 204), 192 p., p. 78. Ce que l’on connaît aussi mieux : « Sur le chemin montant, sablonneux, malaisé. Sur la route montante. Traînée, pendue aux bras de ses deux grandes sœurs, qui la tiennent par la main. La petite fille espérance. S’avance. Et au milieu de ses deux grandes sœurs elle a l’air de se laisser traîner. Comme une enfant qui n’aurait pas la force de marcher. Et qu’on traînerait sur la route malgré elle. Et en réalité c’est elle qui fait marcher les deux autres. Et qui les traîne, et qui fait marcher tout le monde. Et qui le traîne. Car on ne travaille jamais que pour les enfants.
Et les deux grandes ne marchent que pour la petite. »
[Note : Selon Péguy, ces deux grandes sœurs, la foi et la charité, reflètent ce qui est, alors que l’espérance les entraîne.]
Propos recueillis auprès d’Anne-Marie CHAPLEAU, bibliste et professeure à l’Institut de formation théologique et pastorale, Saguenay, avril 2021.
DEBRAY, Régis (2012). Jeunesse du sacré (illustré), Paris, Gallimard, p.185, 205 p.