« Conformisme dans une banalisation délétère » (Dessin aussi repris dans site sur « conformisme »).
Ce 20e Récit intemporel de cimetières marque le tournant de jeunesse de sa série en rendant disponible aux lectrices et lecteurs un texte d’une conférence prononcée à deux voix, par deux contributrices au site Infodeuil, Luce Des Aulniers, rédactrice de la section « Rituels » et Johanne de Montigny, rédactrice des contenus sur le deuil et animatrice de maintes activités mises en place par le Repos St-François d’Assise. Le RSFA étant l’hôte de ce Congrès annuel de l’Association des cimetières chrétiens du Québec (2023), il est logique pour sa direction et les auteures de l’insérer dans le fil des Récits déjà bien en place.
TEXTE DE LA CONFÉRENCE-ATELIER1
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Récit 20
LUCE : [Accueil-bienvenue et présentation des conférencières2]
Introduction et mise en contexte du thème
Nous divisons cette activité en deux volets, le premier, consacré à notre réflexion sur les manifestations et la dynamique de la banalisation ; le second volet, lui, sera consacré à une période d’échange tous ensemble.
Ce que nous entendons par «banaliser» dans la formation de nos mentalités? Ou encore, comment reconnait-on que l’on banalise?
D’abord, lorsqu’on fait de la mort un phénomène ordinaire : par exemple, en énonçant, tout en haussant les épaules : « Faut tous y passer un jour », « C’est la seule justice! ». Bien sûr, ce disant, on part du constat universel que la mort est le lot de toutes et tous : d’évidence, on s’entend que la mort fait partie de notre destin commun! Est-ce pour autant un motif pour en éliminer les significations si riches, pour s’en tenir tout bonnement à une donnée de base factuelle? Et par conséquent, pour méconnaître le passage particulier de la mort dans les affectivités et les pratiques des sociétés et des êtres qui les constituent?
Ensuite, on banalise la mort lorsqu’on la ramène à une sorte de copier-coller de nos manières de vivre, sans distinguer ce qu’il y a de singulier dans la mort même : avec le résultat qu’on aplatit la singularité de la mort, ainsi lorsque l’on déclare tout de go, sans même prendre acte de la mort : « La mort, ça fait partie de la vie... C’est la vie! » Et encore davantage : « Autant faire comme dans la vie! »
En banalisant ainsi, beaucoup de nos contemporains, et nous-mêmes estimons faire un contrepoids — mais à l’extrême — en regard de ce que l’on perçoit du passé : une mort qui n’aurait été que douloureuse, que dramatique, que pénible. Néanmoins, si on relativise, la mort n’est pas que traumatisante et à évacuer au plus vite ; à l’autre extrême, elle n’est pas non plus une affaire de gestion liquidatrice, voire même «un rien du tout».
Cette banalisation ou cette altération de ce qui est propre à la mort se manifeste à notre sens dans cinq (5) moments qui sont interreliés : 1. le mourir ; 2. les funérailles et la ritualité générale de la mort ; 3. le sort des cimetières ; 4. le sort des traces et des restes et bien sûr, 5. le vécu du deuil.
Johanne et moi, nous allons vous en donner des exemples tout en tentant d’éclairer les dynamiques actives dans ce processus de banalisation.
1ER VOLET (EXPOSÉ) : QUELQUES MANIFESTATIONS de la banalisation ET les PREMIÈRES INTERPRÉTATIONS de leurs causes et de leurs effets autant sur les êtres en deuil que sur l’organisation funéraire
Bien sûr, parler du phénomène de la banalisation de la mort, c’est examiner ce que les média ont à y voir. Par cette lucarne, on se demandera au terme de ce premier volet ce pourquoi nous serions enclins à banaliser la mort.
On sera alors en piste pour discuter ensemble des effets quotidiens pour vous et surtout, à l’éducation que nous pouvons transmettre comme acteurs sociaux du funéraire.
Le tout, en n’oubliant pas qu’insister aujourd’hui sur ce thème ne signifie pas que la mort dans notre société ne soit que banalisée. Cette banalisation peut être considérée comme une dominante culturelle, et non pas prendre tout le paysage. En ce sens, banaliser ne rend compte que d’une partie de nos rapports actuels à la mort qui sont hétérogènes, pour ne pas dire hétéroclites.
DONC! (1er volet)
SI ON SUIT LA CHRONOLOGIE DES MOMENTS AUTOUR DE LA MORT, en observant leurs premiers effets?
LUCE : 1. La banalisation du mourir : la dominante sociale nous présente la toute fin de l’existence comme le «simple» résultat en ligne droite des volontés individuelles ET des procédures médico-organisationnelles, entre autres en argumentant sur « On meurt comme a vécu ». Ou encore, sur une mort qui ne serait que belle et douce, sans aspérité, sans rencontre avec l’inconnu. Et donc, en méconnaissant comment mourir demeure une expérience unique dans l’existence et singulière à chaque être. Le paradoxe? On oublie parfois les survivants. Tu peux nous proposer des pistes, Johanne, pour réfléchir au fait que la mort de la majorité est bien loin de ces formes de distorsions de la réalité.
JOHANNE : Parmi tant! Pour que mourir devienne une expérience unique, il faut y avoir pensé, avoir communiqué et partagé avec les autres, avoir organisé un petit peu.
Y avoir pensé non pas uniquement dans l’angoisse qui fait éviter. Y penser, ça fait déboucher sur le sentiment qu’on maîtrise deux ou trois choses. C’est très apaisant pour la première personne concernée et alors, ça influence ses proches. Et en plus, cela augure d’un deuil dans des conditions plus nettes. C’est le pari des soins palliatifs, comment on présente à la famille le sujet de la mort et la mort du sujet.
Mon expérience en soins palliatifs m’a permis d’apprécier la communication vraie de certains patients capables de demander à leurs proches : « J’aimerais discuter avec vous des choix possibles entourant mes dispositions funéraires. » En revanche, d’autres se réfugient dans le déni ou le « faire semblant » afin d’éviter une parole qui pourtant ferait la différence dans la trajectoire du deuil des proches.
Un grand nombre de personnes se demandent ce que leur père aurait aimé comme cérémonie, ce que leur mère aurait souhaité comme lieu de repos éternel, mais il leur faudra procéder intuitivement, dépourvus d’informations, en soulevant des discordances de la fratrie. La phrase « vous ferez ce que vous voulez » n’a rien à voir avec la liberté d’agir ; il s’agit davantage d’une responsabilité personnelle qu’on n’assume pas et que l’on refile à ceux qui restent. Le sujet tabou se met alors à faire beaucoup de bruit. Si la vie est un privilège, penser à ces aspects pratiques de sa mort est un devoir de parent, de citoyen, de membre de famille. C’est aussi une générosité du cœur, un art de prendre soin de ceux et celles qui nous survivront.
Il semble que près de la moitié des adultes n’ont pas rédigé leur testament et laissent à leurs proches tous les soucis subséquents. Sans parler des successions casse-tête qui font dire à certains : « Ils vont se débrouiller ».
Le malaise de penser sa propre mort autant que de parler de la mort de l’autre se camoufle aussi dans des tentatives d’humour comme : « Vous répandrez mes cendres dans les marches de l’escalier, cela vous évitera d’acheter des poches de sable durant l’hiver. » Alors on rit jaune pour ne pas broyer du noir.
Cette fausse liberté du « faites comme vous voulez » entraîne un véritable chaos sur le chemin du deuil et beaucoup d’interprétations conflictuelles, faute de volontés clairement exprimées en amont de sa mort.
LUCE : Quand tu parles de maîtrise, c’est lorsqu’on se vit comme en bonne part responsable des effets de la mort à venir, sur soi et sur les autres : tu parles des relations entre humains, avant et après la mort. Cette maîtrise-là est symbolique en ceci qu’on ne contrôle pas la réalité ou les faits eux-mêmes ainsi que le moment même de sa mort. Alors, au contraire de maîtriser, mine de rien, la compulsion de contrôle, notamment de sa mort dans tous ses aspects, reflète le fantasme si leurrant de toute-puissance.
Ça s’observe dans le quotidien. La maîtrise symbolique, elle, nous fait plutôt composer avec les effets de cette réalité de la mort, pas seulement lors de l’avènement de la mort, mais toute notre vie, en incluant notre peur de la mort, bien légitime. Comment on maîtrise symboliquement? Comment on prévient une surcharge d’angoisse de la finitude? En procréant, en créant, en fondant, en croyant, en réfléchissant... Bref, la maîtrise symbolique a humanisé les êtres vivants et a forgé la culture.
JOHANNE : Alors que, contrôler, c’est ce qui est proposé socialement actuellement comme mort idéale, une mort préétablie et peut-être expéditive, comme si le temps compté du patient devenait le temps compté par la famille. L’aide médicale à mourir devient la panacée des bien-portants pour contrer l’imprévisibilité de la mort. « Je n’ai plus peur de la mort maintenant que je lui appose une date, une heure et un endroit, même inusité. » Par exemple, mourir au salon mortuaire en pleine cérémonie d’adieu. « Entendre ce que les gens auraient dit de moi et pouvoir les corriger sur place si leur souvenir n’est pas tout à fait exact...» Et ainsi de suite.
LUCE : 2. Banalisation des funérailles ou des rites d’accueil de la mort. Comme si banaliser le mourir entraînait une confusion du rythme et de la chronologie autour de la mort ? Ce qui amplifie ce qui est déjà en marche depuis au moins quatre (4) décennies, à partir de ces traits : des funérailles minimales, rapides, réduites, sans solennité, sans trace de la présence du mort, bref, édulcorées ou très atténuées. Cette manière de banaliser les rituels des funérailles faisait déjà des ravages importants dans le processus de deuil, mais tous ces manques ont été mis en exergue et ont été amplifiés avec la COVID-19...
JOHANNE : Oui, impossible d’escamoter les conséquences de la pandémie durant laquelle la mort d’un grand nombre de personnes, nos aînés d’abord, a été dramatique, isolée, cachée, chiffrée, traumatisante pour les familles. «L’adieu interdit» pour reprendre le titre d’un livre coup de poing, a entraîné des états de deuil bâclés, minimisés, ignorés, provoquant une détresse particulière chez les membres de famille incapables d’honorer les volontés prédéterminées d’un parent décédé ni d’inviter plus de dix personnes masquées et distantes pour les circonstances. Vous êtes bien placés pour imaginer à quel point cette dure épreuve a été et demeure au cœur de deuils complexes et persistants. Brigitte m’a répété durant des mois : « J’aurais tant voulu redonner à notre mère une parcelle de tout ce qu’elle a fait pour nous ; je n’accepterai jamais de n’avoir pu en prendre soin durant ses derniers jours, je n’accepterai jamais d’avoir reporté et vécu des funérailles d’abord virtuelles, ensuite, réduites à quelques personnes qu’il nous fallait choisir parmi d’autres, heurtées de ne pouvoir saluer ma mère avec dignité. » Une souffrance sans pareille.
Est-ce le mélange d’une catastrophe pandémique et d’une société qui refuse de penser la mort autrement qu’en lui assignant une date — pour ne jamais lui céder — qui expliquerait un phénomène qui me frappe et que l’on retrouve de plus en plus dans les avis de décès : « À la demande de Robert, il n’y aura aucune cérémonie. » Ou encore, « Ne pleurez surtout pas mon départ, prenez plutôt une bière avec vos amis. » Bref : « Faites ce que vous voulez, de toute façon, je ne serai plus là. »
Alors, Luce, je ne sais plus quel auteur l’écrivait mais sa phrase m’a littéralement marquée. Je le cite : « Ne serait-il pas plus triste de ne pas être triste? »
LUCE : 2. (suite) Autour des rituels lors des décès et après, de fait, on trouve souvent l’injonction à «célébrer» sans tristesse, comme tu le notes, pour toutes sortes de motifs, si bien que le rituel devenu «un petit rituel» se résume pour beaucoup à des «hommages» de cet ex-vivant. Une nouvelle convention s’instaure, nous qui prétendons ne pas en avoir... : « comme dans la vie » toujours, et bruyante, s’y accumulent les points de vue individuels et subjectifs, parfois en souci de spectacle, sans filon agrégateur, sans trop de transcendance, fut-elle laïque, qui amènerait à référer aux divers univers qui nous englobent, nos expériences bien limitées n’en étant pas forcément le centre.
Dans la pratique, il y a un effet pervers, ou autrement dit, imprévu, suite à l’accumulation des « singularités » qui se veulent originales : ça finit par saturer et faire se sauver dans la mort-bof (dans l’indifférence?) : « Mourir? Bah, c’est mieux pour lui! » (Comme si on le savait...) Cette surenchère de personnalisations parfois fantaisistes était sans doute une manière de réagir à un rituel réputé trop formaté, puis avec le temps, de compenser pour un rituel qui s’était désocialisé, rétréci, appauvri. Mais beaucoup de nos concitoyens délaissent aussi cette forme de performance nouvelle requise dans ces hommages, euphémisés sous le terme « célébrations de la vie ». En résumé, du côté de l’ultra-individualisation comme de la désertion, la perte de la richesse de sens du rituel d’accueil de la mort renforce l’évitement de la réalité même de la mort, pour soi, pour ses proches et pour bien davantage.
3. Banalisation des cimetières. Autre exemple de cet évitement au nom d’un désagréable insistant, qui résumerait la mort... Comment? On amplifie ce trait désagréable, ce qui nous autorise à le laisser tomber. Cette stratégie de l’exhaussement artificiel s’accompagne systématiquement de discrédit : en surdimensionnant d’un côté, on se sent d’un autre côté justifié de minimiser et de disqualifier un événement, un affect, un phénomène... Cette logique « illogique » fonctionne bien sûr pour les cimetières mêmes. Ce qui contribue à ce qu’on les néglige, pour beaucoup et peu à peu depuis 19e siècle? La centration sur : 1e) le lieu de conservation des morts ; 2e) un lieu du souvenir des individus. Alors si on additionne 1 et 2? On trouve une représentation certes juste des cimetières, mais fort incomplète, et l’on ne s’étonne pas trop alors qu’ils soient promis à la déshérence...
Alors qu’ils demeurent un monde à part entière, qui signale et éduque. D’abord sur le destin humain — cet existentiel qui nous lie... et pas seulement... banal. Ensuite, ils nous forment sur l’existence d’une société des morts, ce monde rendu aussi par tant de manifestations de l’art et la dévotion populaire dans maintes sociétés à travers l’histoire. Et de puiser dans ces significations plus amples que notre « moi », ça, c’est réconfortant!
Alors que simplifier à outrance le sens des cimetières pour ne s’en tenir qu’à un lieu de conservation trivial des morts, cette attitude porte quel effet? On le banalise comme on ferait d’un... dépôt(oir), ou on le réduit émotivement à un lieu exclusif de vécu de déchirement et de tristesse. Tout cela nous fournit des motifs pour l’éviter, pour ne pas l’entretenir et pour le déserter. (On reviendra sur des manières de contrer, ce congrès s’en préoccupe).
Au bilan? Sans lieu fédérateur, nous pouvons prendre cette habitude, devenue « ordinaire » du sort des restes physiques des morts : faire s’éclater en tous sens les modes de traitement des morts, soumis aux fantaisies individuelles. Et autre paradoxe, c’est qu’on s’étonne de la perte de repères et de la fameuse perte de sens. Johanne, tu le constates amplement...
4. Banalisation des traces... et fantaisies individuelles : éclatement des pratiques et sort des cendres
JOHANNE : Oui, la banalisation de la mort signifie minimiser le désarroi de l’endeuillé tout comme est banalisée la contribution du défunt durant sa trajectoire de vie, qui ne se résume pas à la relation interpersonnelle, mais inclut aussi ses accomplissements à l’intérieur d’une société.
Je demeure stupéfaite de voir des cendres se confondre dans un bac à fleurs, ou encore la confiscation de l’urne dans sa cuisine, ou la mise au rancart des restes dans le fond du placard. La question se pose : À qui appartient le mort? (Question que l’on pourra discuter ensemble, avec vous.)
Cette dilapidation des cendres, dans un lieu inusité, ou encore, chez-soi pour un temps sans limites, marque l’absence de lieu de rassemblement, de recueillement, de rayonnement, et de mouvement entre la cité des vivants et la cité des morts. On ne situe plus le mort ; il est partout et nulle part. Absence de plaque commémorative, de dates d’arrivée et de départ, absence de rituels en partage, perte d’histoire et d’identité, perte de récit et de souvenirs. S’accaparer de l’urne à long terme entraîne parfois des discordes et des tensions familiales, des désaccords ou mésententes sur les volontés du défunt, des décisions réservées à un seul ou à quelques membres de la famille, ce qui cause des ruptures, des blessures psychiques innommables et, souvent, des deuils complexes.
Or, les récits sont formels : fouler le sol du cimetière facilite l’entrée dans le deuil, le recueillement individuel et collectif, le rappel de ceux et celles qui ont labouré les chemins de vie qu’il nous incombe de prolonger. Les cimetières sont considérés par les endeuillés qui s’y retrouvent comme des espaces sacrés à ciel ouvert. L’homme s’y tient les pieds ancrés, le regard élargi sur le sens que désormais prendra sa vie.
En escamotant le lieu dédié au défunt (et à ses désormais semblables), l’endeuillé entretient l’illusion que le mort n’est pas tout à fait mort. La confiscation de l’urne à long terme l’empêcherait de symboliser son absence : en le retenant chez soi, il n’appartient à personne d’autre qu’à soi. Autrement dit, en s’accaparant le mort, sera confondue l’absence de sa présence et la présence envahissante de son absence.
Le lien préexistant ne peut donc plus évoluer ; il reste pris dans le refus de la rupture alors que la sépulture, au contraire, donnerait accès à la communauté à laquelle le défunt a contribué, validerait sa finitude, permettrait l’extension du lien par l’évocation de souvenirs partagés.
LUCE : C’est curieux, on veut absolument personnaliser, chacun pour soi, mais le résultat social, c’est que les cendres sont trivialisées. En fait, par-dessus tout, dans cette domestication des traces physiques, les restes des morts ne sont plus tenus pour quelque chose d’à part, et c’est le cas, de sacré.
5. Banalisation du deuil. Alors, Johanne, peux-tu préciser sur ce tu entends de l’impact sur le deuil de ces pratiques échevelées? Sur la prise de distance nécessaire dans le deuil?
JOHANNE : Oui! L’impact de la banalisation du mourir et de la mort s’observe dans le deuil sous plusieurs aspects. Ici, et ce n’est pas rien, le sens du mot, selon la psychologue José Morel Cinq Mars : « Le deuil a été assimilé à une perte quelconque (ses vingt ans trop vite passées, son rêve de vacances non réalisé, etc.). Banale, l’expression s’est affadie; par sa généralisation outrancière, le deuil a perdu sa référence à la mort et à ses effets de perte irréversible .3»
La banalisation du mourir entraîne systématiquement la banalisation du deuil, un mot qu’on emploie aujourd’hui à toutes les sauces. Autres exemples, « je suis en deuil de ma jeunesse, en deuil d’un projet de travail qui a avorté, en deuil de mon poids idéal qui est toujours à revoir », etc. Dans les faits, on parle ici de déceptions, de renoncements nécessaires, de frustrations, de transitions de vie, de changements qui s’imposent, etc.
Par définition, le deuil entraîne une douleur vive, une affliction éprouvée à la suite du décès d’une personne significative. Le deuil marque une période indéterminée au cours de laquelle l’endeuillé éprouve un chagrin sans pareil, une tristesse difficilement consolable en conséquence de la perte irréversible d’un être cher, comme un parent, un enfant, un conjoint, un ami de longue date. La perte définitive d’un proche ne ressemble nullement aux innombrables pertes encourues durant la vie, lesquelles nous apportent aussi de nouveaux gains. La perte par décès porte le sceau du « plus jamais », du « sans retour », de la relation unique qui s’avère irremplaçable.
Je me souviens d’une patiente condamnée par accident au fauteuil roulant et qui me disait : « Au moins, il n’y a pas eu mort d’homme, ni perte d’un être cher. Handicapée, certes, mais assurément vivante. » Elle ne parlait jamais du deuil de ses jambes mais bien de la perte de sa capacité de marcher.
Bref, vous aurez compris qu’à force d’utiliser le mot «deuil» à tous azimuts, on en perd l’essence, c’est-à-dire la perte d’un être cher par décès. Il n’existe pas de cérémonie funéraire pour une peine d’amour, ni pour la perte de son travail, ni pour l’amputation d’un membre dans son corps. On parle davantage ici d’épreuves majeures qui invitent l’homme à se dépasser vers de nouveaux horizons. Les jeux para-athlétismes en sont un exemple patent.
Il nous faut donc nous axer sur ce qui fait la spécificité du deuil. Le philosophe Jean-Michel Longneaux nous en donne une version consacrée : « Le deuil est un événement radical : ce qui s’y joue est, pour la personne concernée, un moment unique, à nul autre pareil.4»
Cet enchaînement logique des formes de banalisation a évidemment plusieurs sources. Tu ne penses pas que, parmi elles, les manières dont les journaux, les sites web et les émissions en traitent soient déterminantes?
LUCE (sur médiatisation {à titre de professeure en communications}). De fait, les médias de tous genres sont devenus de plus en plus des véhicules importants d’éducation et de formation des mentalités. Ils relaient et proposent des représentations du monde qui ne sont pas le monde! On sait tous que, au moins a priori, ils veulent gagner des audiences.
Pour ce faire, ils vont jouer sur des fantasmes vieux comme le monde, d’un côté les peurs légitimes liées aux morts catastrophiques, à la violence et, de l’autre, les souhaits de bonne mort, ce qui donne de nos jours des morts quasi systématiquement enjolivées. Dans l’un et l’autre cas, ils font le plus souvent « comme si » les représentations qu’ils donnent sont la réalité. Leur truc, c’est de frapper, de jouer sur l’émotion, avec des anecdotes, des histoires de cas, soit odieuses, soit doucereuses. Le plus souvent, la plupart d’entre eux ne questionne pas les fondements de ces « choix » qui sont souvent des premières réactions et dans les modes des recettes du bien-mourir, qui nous rassurent et confirment nos biais. Par conséquent, ils ne peuvent pas réfléchir et faire réfléchir. Par cette dynamique, le sens de la mort comme destin et comme expérience unique est évacué. On évite ainsi vite fait et apparemment bien fait ce qui nous aurait permis de sonder nos peurs. Parce qu’on prétend rassurer tout un chacun, sans lui dire de quoi ce curieux réconfort le protège... Et en même temps, pas mal de gens avec tribunes veulent pourfendre le « tabou ».
On peut retenir ceci : l’évitement et la non-réflexion sont depuis toujours (si je me fie à la documentation) des mécanismes de défense devant le caractère tragique en soi, de toute mort, quelle qu’en soit la forme. Alors, si on ne réfléchit pas au caractère limité et provisoire de cette défense, on aboutit bien sûr à banaliser la mort. Par exemple en relayant ce poncif que « la mort, eh ben, c’est comme la vie », ce que je soulignais d’entrée de jeu.
En somme et même si cela mériterait plus de temps d’analyse que ce dont nous disposons aujourd’hui, quel est le rôle dominant des média dans nos rapports à la mort? En dépit de quelques exceptions, le fond de scène général offert par les média déréalise, tronque la réalité complexe et subtile des attitudes et pratiques devant la mort. La représentation qu’ils nous en offrent en mode majeur se tient en dehors des réalités, tout en prétendant en rendre compte, alors qu’ils reflètent aussi des effets de mode. Par-delà la bonne volonté de certains (qui ne suffit pas), les média banaliseraient donc le caractère «dépareillé» (disait le philosophe Vladimir JANKÉLÉVITCH) de la mort. Même s’ils semblent nous signaler le contraire, en exposant par le détail des assassinats. Ou encore en relayant les funérailles hyper publicisées des vedettes.
JOHANNE : Incidemment, l’accent sur la mort en direct, médiatisée, et que plusieurs ont tendance à confondre avec leur propre deuil, est un phénomène qui déclenche les larmes séchées durant la pandémie ou en l’absence d’une cérémonie familiale à la demande du défunt. Le déversement de la peine se fera tôt ou tard et plus particulièrement à l’occasion de funérailles télévisées. Je me souviens d’une dame qui disait : « J’emprunte les funérailles des autres pour pleurer la perte de mon conjoint qui, à sa demande, n’a pas été soulignée. »
LUCE : Ces larmes ont été refoulées dans tout ce qu’on vient de souligner de la banalisation des moments liés à la mort, dans notre culture...
JOHANNE : De fait, les larmes non versées au moment de vivre un deuil personnel, coulent à flot à l’annonce de morts tragiques de purs inconnus. Cela illustrerait aussi la banalisation du deuil individuel substituée par la focalisation sur le deuil collectif et traumatique. En l’absence de trauma, le deuil non médiatisé ou moins spectaculaire ne susciterait pas autant de sympathie de l’entourage immédiat.
LUCE : C’est sur ce fond de scène de mort pas assez d’un côté, ET trop, de l’autre, que la COVID-19 a fait irruption. Et là, on n’était plus dans le sous-réel, mais dans l’hyper réel continu, d’abord dans les données brutes : les médias mettaient constamment à jour les données épidémiologiques, la massification statistique mondiale des décès. Nous avons d’abord été sidérés, enfermés dans notre impuissance et notre horreur. Puis cette accumulation affichée de morts nous a saturés. Alors nous nous sommes en partie accommodés à l’incertitude et à l’hécatombe parce que c’était une des manières de supporter l’intolérable. Autrement dit, à travers toute la palette des manières de composer avec cet imprévisible, de manière générale et pour le dire sommairement, on a pu d’une certaine façon s’habituer. En hésitant entre accablement dépressif et inventivités du quotidien, s’habituer pourrait aussi être un réflexe presque salvateur à court-terme. Et c’est là que cette forme d’habituation, cette fois dans le non-choix, au plan populationnel, a pu amplifier la banalisation de la mort déjà à l’œuvre.
La question qui monte serait : comment débanaliser, comment sortir du spectaculaire qui finit par nous user, comment ne pas se désensibiliser, comment faire autrement que comme si ce n’avait été qu’un mauvais moment à passer...?
Une des façons de remettre la réflexion humaine sur ses pieds plutôt que de fuir, ce serait de mieux documenter plusieurs réalités, et on pense à deux : d’abord, ô combien les solidarités communautaires ont été actives. Ensuite, combien, dans cette ambiance qui cherchait à réduire la charge émotive de trop de réalités statistiques, les premiers concernés ont vécu non seulement cette réalité statistique qui en venait à rendre souvent les morts anonymes, mais bien dans leur propre chair. Bref, ce qui a été radicalement débanalisé du point de vue des gens en deuil.
Comment plusieurs ont fait alors? Parce que les média n’ont pas accordé beaucoup de place à la complexité des facteurs de protection dans le deuil, et notamment à ceci : que beaucoup de nos concitoyens ont pu fabriquer des rituels de prise en acte de leur réalité...
Tout simples, et sans trop le savoir, en reprenant des gestes comme déambuler ensemble, dehors, à un moment fixé pour cela, partager. Parce qu’une manière essentielle de ne pas tomber dans l’habituation qui finit par nous faire banaliser, ou de ne pas se sauver dans l’évitement qui nous protège apparemment, c’est d’abord d’exprimer l’état dans lequel nous mettent ces réalités affligeantes. C’est de le travailler et si possible ensemble ou au moins avec une personne. C’est ce que tu as fait et que tu fais avec tes patients.
JOHANNE : Durant la pandémie, les endeuillés m’ont confié que l’ambiance d’une ville en silence, de gens en retrait, de portes closes ressemblait à leur propre état de deuil. Que le silence collectif dans la ville rejoignait le silence de la perte individuelle. L’une me l’a exprimé ainsi : « Le confinement d’un peuple donne une bonne idée du confinement dans lequel s’emmure une seule personne en deuil. » En revanche, le confinement dû à la COVID-19 a aggravé l’isolement des endeuillés. L’interdit des funérailles et par conséquence des gestes de réconfort ont creusé le vide que cause la mort d’un être cher.
Heureusement, les artistes, à l’instar des thérapeutes du deuil, ont durant la pandémie porté secours aux endeuillés. La musique, le chant, les prestations virtuelles ont compensé le manque de relations en présentiel.
LUCE : Ces artistes, lors de la pandémie comme de tous les temps, ont permis d’aérer le trop plein de souffrances : dirais-tu que trop de souffrances non touchées, non métabolisées, ça contribue au fait que nous banalisions?
JOHANNE : Banaliser, ça nous permet de manière commode et rapide de rassurer et d’être rassuré. « D’apprivoiser » quelque chose d’inquiétant et même, de redoutable. Mais cette forme de soulagement de type survie est justement provisoire, comme tu le démontres.
LUCE : Ce serait donc un mécanisme de défense normal, de s’accrocher au connu rassurant, mais de fait, à ne pas prolonger! Ensuite, notre deuxième réflexe, c’est de normaliser, c’est-à-dire de nous insérer dans une moyenne. Encore là, c’est à limiter. Parce que, en voulant systématiquement normaliser ce qui fait mal, on risque de tout mettre au même niveau, de devenir indifférents, blasés, en fait nihilistes. En ne touchant pas notre peur, en ne l’affrontant pas, en ne l’examinant pas, nous auto-générons de l’angoisse, qui nous fait davantage éviter. Et le cycle s’emballe.
Pourtant, cette banalisation comme premier mouvement pour éviter provisoirement la peine, la peur et l’effort de penser ne nous empêche pas d’insuffler une forme de sens à ce que l’on banaliserait. La banalisation de la mort comme dominante sociale ne signifie pas non plus systématiquement pour toute notre société : désensibilisation OU désaffection OU désengagement OU désintérêt et… indifférence mortifère. On observe ainsi une coexistence avec maints phénomènes traduisant le questionnement de nos modes de vie mortifères et le respect du passage si singulier de la mort.
JOHANNE : Justement! Saluons en terminant la place et le rôle importants que tiennent l’opérateur des funérailles ainsi que les autres responsables d’un cimetière pour rendre leurs places aux vécus de la mort et du deuil :
Vous permettez le rassemblement autour du dernier adieu.
Vous donnez l’occasion à ceux et celles qui le souhaitent de prendre la parole dans un lieu mémorable, marqué par le respect qui vous caractérise.
Vous apportez une note solennelle symbolisant, aux yeux de la famille, la dignité de la vie du défunt jusqu’à sa dernière demeure.
LUCE : Et vous inscrivez les morts dans la grande chaîne humaine. Et cela, le si singulier dans un plus grand, ça apaise un peu, dans notre manque collectif de repères. Cela nous conduit au second volet de notre activité, l’atelier... tout en vous remerciant vivement de la qualité de votre écoute.
SECOND VOLET :
ÉCHANGES AVEC LES PARTICIPANTS
Tout en accueillant vos questions, voici quelques pistes que Johanne et moi aimerions vous proposer dans la foulée de notre propos : comment «débanaliser» ce qui est devenu un non-dit systémique? Puis, comment déjà éviter de banaliser? Et certainement, comment valoriser ce qui n’est pas banalisé? Ce qui implique parfois des gestes très simples, qui ne font ni recette ni éclat mais qui confèrent une existence à une émotion, la légitiment et en permettent l’élaboration en réflexion, penseriez-vous...?
À VOUS!
Texte édité par Luce DES AULNIERS, professeure-chercheure
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Notes
- Ont été insérés dans le présent texte les éléments apportés lors de la discussion en plénière avec les congressistes, surtout concernant la médiatisation.
- Johanne de MONTIGNY est psychologue en pratique privée et consultante pour Le repos Saint-François d’Assise sur la plateforme infodeuil.ca. Elle a travaillé pendant une trentaine d’années en soins palliatifs et se consacre aujourd’hui à la thématique du deuil, autant en clinique qu’en intervention et écriture. Luce DES AULNIERS, anthropologue, est maintenant professeure émérite à la Faculté de Communication de l’Université du Québec à Montréal, institution où elle a fondé en 1980 le premier programme universitaire en études interdisciplinaires sur la mort. Parmi ses publications, elle est aussi rédactrice régulière pour infodeuil.ca. (Onglet Rituels).
Ces présentatrices sont auteures, conférencières et personnes-ressources au sein de plusieurs organismes, groupes communautaires, etc. Et complices de longue date. - MOREL CINQ-MARS, José (2010). Le deuil ensauvagé. Paris, PUF, p. 38.
- LONGNEAUX, Jean-Michel (2020). Finitude, solitude, incertitude. Philosophie du deuil. Paris, PUF, p. 45.
Ont été insérés dans le présent texte les éléments apportés lors de la discussion en plénière avec les congressistes, surtout concernant la médiatisation.
Johanne de MONTIGNY est psychologue en pratique privée et consultante pour Le repos Saint-François d’Assise sur la plateforme infodeuil.ca. Elle a travaillé pendant une trentaine d’années en soins palliatifs et se consacre aujourd’hui à la thématique du deuil, autant en clinique qu’en intervention et écriture. Luce DES AULNIERS, anthropologue, est maintenant professeure émérite à la Faculté de Communication de l’Université du Québec à Montréal, institution où elle a fondé en 1980 le premier programme universitaire en études interdisciplinaires sur la mort. Parmi ses publications, elle est aussi rédactrice régulière pour infodeuil.ca. (Onglet Rituels).
Ces présentatrices sont auteures, conférencières et personnes-ressources au sein de plusieurs organismes, groupes communautaires, etc. Et complices de longue date.
MOREL CINQ-MARS, José (2010). Le deuil ensauvagé. Paris, PUF, p. 38.
LONGNEAUX, Jean-Michel (2020). Finitude, solitude, incertitude. Philosophie du deuil. Paris, PUF, p. 45.