©Luce Des Aulniers (2015). Emplacement de sépulture étrusque, lisière de la nécropole de la Porta Romana, environ 2 siècles avant notre ère, Ostia, embouchure du Tigre, littoral de Rome, Italie.
Berceau commun de l’humanité, le regroupement des morts dans des lieux qui leur sont consacrés a longtemps laissé les sépultures anonymes, et pourtant sans opprobre. Pourquoi? En visite de trouvailles archéologiques au Québec et aussi, aux très vieux os.
Récit 13
« Comme on trouve au cimetière Gilles VIGNEAULT, 20181 |
Berce, berce-à-toi, berce-à-nous, va
Un berceau, au sens propre, qui n’en a pas vu ? Préférablement de bois d’érable, plus solide que le pin. Pour assurer son mouvement, il emprunte la courbure d’une arche, même ténue. Mais un arc premier préfère la compagnie d’un second, de type jumeau identique. Cela donne aussi de belles chaises berçantes... Et pour nous balancer et rêvasser, nul besoin de faire une acrobatie de 360° : tous, des petiots aux très grands, nous le diront, si tant est qu’ils peuvent en témoigner.
Les marins aussi, et y suffit un léger balan : une oscillation bâbord-tribord (roulis) ou avant-arrière (tangage). Ce mouvement est aussi adopté par des êtres qui tentent d’amadouer leur souffrance dans un balancement répétitif, quasi incantatoire. Et éventuellement, dans ces bercements en étreintes consolatrices?
Sentir le sol, c’est aussi le cas du pas chaloupé. Non, pas celui des gens du Sud, même formidable, et en soi musique. Plutôt celui de talon et de voûte et ainsi de suite, des marcheurs terrestres-célestes tibétains. Des anciens cultivateurs qui ignoraient que leur instinct de préservation d’énergie soit révérence à l’origine. Des déserteurs cherchant le vent des origines, salutaire, à la merci des impertinents-fortunés chefs de guerre. Et?
En somme, les vaisseaux en tous genres tiennent sur des lignes de force qui s’équilibrent constamment. Mais avec des accalmies, des absences de mouvement, des silences.
Bref, nous foulons le sol à partir de l’arche des pieds et vers toute la biodynamique du corps. Nous marchons, ci, là, sur les pavés, le gazon, les galets, l’humus. Surtout, le pas imprime subtilement l’expérience dans les alluvions du cerveau.
On ne sera pas alors étonné si ce pas se fait généralement plus sensible et délicat sur le terreau consenti aux morts. Terre de silence. Et de connaissance par les sens et le mouvement corporel : en somme, l’émotion. Le chagrin y trouve ainsi une étrange respiration.
Le lecteur saura confirmer ou infirmer.
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Par ailleurs, une arche qui symbolise l’union, c’est d’abord un arc, tout comme l’est notre existence, dite « âges de la vie » : l’arc de l’existence s’aborde par la montée, pour d’aucuns exaltante, souvent tressée de complexités avec leur part de déconvenues, au travers des émerveillements et des promesses ; puis ce frémissement de sommet adulte, avec obstacles et apprentissages à l’avenant : plus ou moins stabilisé, sur l’axe, mais ô combien zébré de sollicitations, de rencontres toniques, d’amours éventuellement imprévisibles, de quêtes inquiètes, et parfois de campements dans ses terreaux ; enfin, une poursuite en decrescendo, laquelle ne peut se résumer — loin s’en faut — à ce «dé»... en dépit de ce que l’on tend à nous faire croire : dégénérescence, décrépitude. Le fussent-elles, elles ne résument pas un être humain, que non. La tenue de l’être s’y donne, jusqu’au dernier pas.
Mine de rien, l’arc du vivant, de tout vivant, humain ou non-humain, ainsi intégré, peut devenir une sorte de pivot assumé. Pivotant des talons dans un cimetière, alors?
Donc : arc, berceau, origine, arké. Arche. Alors, archétypons. L’Arkhetupon grec, l’archetypum latin : cette forme de base qui contient et irrigue les formes ultérieures. Il s’agit d’un original, non pas au sens habituel qui le donne comme singulier, voire nouveau, et même, excentrique. Davantage, original s’inspire... des origines. Originel.
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Incidemment, dans cette histoire, le groupe est convoqué. Mais rien ne nous oblige à y demeurer dans une identification absolue. Néanmoins, le garder dans nos marques, en référence souvent, en révérence, à l’occasion, en cédant quelque peu aux obligations, conventionnées ou non. C’est que le berceau, aussi rattaché au groupe qui l’a construit comme contenant, peut contribuer à voluter fantaisies, et certes, à se propulser. Et pas seulement à se remémorer, sur cette table axiale du Temps. Ainsi, le patrimoine n’est pas qu’à sauvegarder comme archive de ce qui fut, mais pour ce en quoi nous pouvons advenir.
Cette idée vaut pour le sort des cimetières, et donc, pour un pan de ce qu’il en est, au Québec. En gardant à l’esprit que le souci patrimonial émane des constats concernant les cimetières2.
Premier pas :
en dessous du parc radieux,
l’ancien cimetière St-Antoine
Les passants déambulant au parc du Square Dorchester, Place du Canada, à Montréal, peuvent déporter le regard de l’écran de leur cellulaire. S’ils lisent les inscriptions gravées sur le trottoir — comme si la pensée des morts n’existait que couchée et non à hauteur de regard? Ils s’aperçoivent qu’ils foulent un lieu jadis sacralisé : espace non seulement distinct matériellement et symboliquement de la « vie courante », mais consacré dans un enclos, en l’occurrence, religieux. Ce site fut le quatrième3 de la future cité, choisi par la Fabrique de la paroisse Notre-Dame en 1799. Alors loin de l’emprise citadine, qui a pourtant grignoté du terrain, à telle enseigne qu’elle a par suite forcé la translation des restes de 35, 000 des 55, 000 personnes, entre 1870 et 1875, cette fois à dessein, sur la montagne, au Cimetière Notre-Dame-des-Neiges, fondé en 1854. Des groupes de citoyens avisés4 pourraient relater les coups de butoir des uns et des autres depuis, sur ce qui représente le modèle canadien de cimetière-jardin, avec son vis-à-vis, le cimetière protestant du Mont-Royal.
Néanmoins, au centre-ville comme ailleurs s’instaure une approche dite préventive (entendons : préventive des entames des pelles mécaniques — même si des machinistes précautionneux peuvent les opérer — ainsi que des aveuglements des promoteurs de tout acabit), parfois après des réclamations des « riverains » : des équipes d’archéologues s’assurent que des aménagements ultérieurs sur des sites tels ne viennent déplacer ces sépultures, du moins pas de manière fortuite. Or, à la différence du cimetière St-Antoine, bon nombre de cimetières anciens ne recèlent pas de marqueurs visibles en surface, si bien que leur existence se découvre par exemple lors d’agrandissement d’édifices ou de travaux divers.
Ainsi, bonnes racines, qui tolèrerait voir les os de nos ancêtres lancés dans un conteneur rouillé? En admettant que l’esprit du temps nous en propose des exemples, il faut bien qu’une règle supra vienne tisser une quelconque trame solide et agissant comme une sorte de rose des vents devant tant de désarrois, lesquels, de prés en prés, finissent par aboutir sur le sort des morts. Nous l’attendons.
L’Antoine de Padoue5 est dit patron des objets perdus. Des êtres perdus de leur vivant(s)?
Des êtres abandonnés? Et mieux encore, retrouvés? Une prière suffirait-elle?
Pour des êtres et des espaces communs si bardassés, quels recours?
Ce que cet exemple de translation des restes minéralisés ou d’une forme de second enterrement illustre, parmi d’autres? C’est qu’un contemporain attentif n’a nul besoin d’être archéologue du funéraire (au Québec, en cette matière, on parle aussi de bioarchéologie) pour concevoir que, si la terre enfouit des vestiges anthropobiologiques des êtres qui ont vécu, il arrive que de ces restes remontent à la surface. Eh oui. On a pu les dénommer «erratiques». En tout cas, déroutants, me livrait un bien peu loquace fossoyeur en région nordique. Et que, par-delà les croyances diverses, le sort des dits vestiges biohumains importe, non pas comme un luxe de nantis — il faut voir ce qu’en font d’autres sociétés, en des précarités inimaginables pour nos conforts — mais bien comme un surplus d’humanité symbolique, oui, sur nos si légitimes soucis quotidiens.
Certes, au propre, ces restes inscrivent des circonvolutions étonnantes de la mémoire (voir Récit 12 et suites du présent). Au figuré, du simple fait que la terre et ses sédiments que nous foulons n’appartiennent pas ou bien peu à nos pas ; au moins, si l’on figure toutes ces générations, en nous extirpant de notre « époquo-centrisme » (néologisme de mon cru).
En effet, au sein même des problématiques également associées aux exhumations, translations (non discutées ici), « la question du devenir des vestiges anthropobiologiques est (...) largement conditionnée par les décisions et les croyances contemporaines qui ont le plus souvent peu à voir avec les enjeux de conservation d’un patrimoine commun de l’humanité et de sa connaissance6. » Justement.
Deuxième pas :
« Depuis la nuit des temps » ?
Hors de ce si vague argument temporel nocturne utilisé à gogo? La plupart, sinon tous les groupes humains ont considéré les morts comme des êtres sociaux : en effet, ces êtres ont vécu et ont été déterminés par une société, même élémentaire, qui, dès lors, leur attribue une place et un statut. C’est pourquoi une sépulture représente davantage qu’un dépôt des restes bioanthropologiques : elle traduit une intention ou une volonté funéraire de la part du groupe comme tel, que toute perte malmène intrinsèquement.
De ce fait, le socius, d’abord lié par les liens du sang ou des luttes, salue rituellement le défunt par l’entremise de sa dépouille7. S’y scelle un pacte d’interprotection : dans une fosse remblayée, on la protège d’une forme d’humiliation : en fait, dans une humble nudité, même enveloppée de linceul (aux premiers temps, de peau de bête), due à la naturalité de son sort ; on pare aussi aux fouisseurs, animaux ou humains. Dans la foulée, on protège les survivants de la vision de l’ignominie, même si chacun se doute bien du sort d’indifférenciation matérielle de ses êtres chers. Surtout, ce sera sur ce caractère d’intolérable, pour l’éponger et le dépasser, que s’appuieront tous les imaginaires d’une forme de survie. (Il y a là une féconde porte d’entrée — la disparition des dépouilles — pour analyser les déplorations actuelles de « pertes de sens ».)
Mais de toutes les manières, la mise en terre des dépouilles comme telles ou de leur réduction cinéraire a de tout temps rassuré. « Que la terre te berce », n’est pas qu’une prière amérindienne bien assumée.
C’est d’abord pour ces motifs essentiels que le lieu même de cette pratique d’inhumation sera nimbé d’une certaine sacralité, ce qui suppose que l’on en retrouve des vestiges tangibles, mais pas toujours. Une sépulture peut ainsi ne pas être pérenne, être discrète ou seulement partiellement ancrée dans des lieux particuliers. Mais à la base, les corps humains sont le plus souvent manipulés avec soin et accompagnés d’une salutation symbolique : on y reconnaît son semblable et ce désormais si différent, ce qui incite au respect en soi et sans doute, pour le destin.
Évoqué au Récit 12, c’est pour la même raison d’humanisation, que, a contrario, ne pas offrir de sépulture, fut-elle élémentaire, procède de l’incivilisation8. Nous y toucherions ces années-ci, à certains égards. Curieusement, nous pouvons paraître « faire le deuil » de cette pratique soignante élémentaire : entre guérillas et guerres, lesquelles, dans la fureur d’une dérèglementation qui semble être devenue usuelle, laissent les morts au sol, sans protection ; ou encore, et moins spectaculaire, s’en délestant auprès de qui veut ou peut « s’en occuper », à la hâte, aux abords de fosses communes. J’y reviendrai.
Pour l’instant : depuis quand les morts ont-ils été regroupés? Il semble que ce soit au Paléolithique supérieur, il y a de cela entre 38 000 et 10 000 ans. Et ce, même si les premières sépultures auraient été individuelles, datées de –70 000 ans, voire –100 000 (au Paléolithique moyen, comme le supérieur, correspondant à l’ère quaternaire ou à celle des outils de pierre taillée des nomades Néandertaliens)9. Quoi qu’il en soit, « l’émergence de la conscience de la mort et le traitement accordé au défunt ont tous deux une histoire récente qui ne remonte pas au-delà de 150 000 ans10. » Un lecteur haussera les sourcils : « histoire récente? ». Justement, les temporalités varient selon l’échelle de considération. On peut aussi estimer qu’il y a là matière à dépaysement.
Or, ce caractère collectif ne tient pas qu’à l’inhumation, fosse à fosse, tombe à tombe (le cercueil). Il renvoie au code signalétique global de « cet asile sacré des disparus11 », et à une vitalité de l’idée des collectifs humains et supra humains et de leurs échanges, de sorte que les individus n’y sont pas désignés : non pas qu’ils aient été bafoués ou ignorés, mais que leur existence s’inscrivait concrètement dans « plus grand que soi » (pour reprendre une formule-vœu actuelle.)
Cependant cet anonymat usuel connaîtra une géométrie variable dès les premières nécropoles que l’on peut dater de 8 000 ans avant notre ère. Outre la maîtrise de l’écriture, le facteur-clé dans les distinguos des persona qui gisent en terre relève du pari implicite qui structure les relations de pouvoir : leurs tenants dominants conçoivent difficilement leur fin et la fin du principe même de domination, ou en tous les cas, de hiérarchie. Il faudra donc faire perdurer le message dans la signature tombale. C’est pourquoi le regroupement multimillénaire des morts, qu’il s’agisse de sépultures individuelles ou plurielles, s’avère différent des indications singularisées de ce que furent ces vivants. Dans ce récit, nous envisageons surtout le phénomène de rassemblement.
Troisième pas :
le regroupement des morts,
de plus en plus individués, et leurs marges
Les fouilles des archéologues ne concernent pas que les périodes préhistoriques, celles d’avant l’écriture. Au Québec, les recherches se sont à date concentrées sur les traces depuis la colonisation, en explorant aussi des sites des nations premières (on y reviendra).
Or, et à l’instar des chantiers auxquels référaient les propos d’Anne RICHIER, même pour ces temporalités plus récentes, ainsi depuis le 16e siècle, « ce qui est visible dans le cimetière reflète ce qui se trouve dans la terre : même lorsque le bâti disparaît, la disposition et les restes des défunts ont une signification. Le sol du cimetière parle donc autant que son bâti, sinon davantage12. » De tous temps, il raconte prosaïquement les carences et les maladies, les modes de vie et les âges, comme parfois, les circonstances du décès.
Avant la consécration en terre christianisée, en fait avant le peuplement français organisé, on pouvait enterrer le long d’un chemin, au bout d’un champ, ou dans un coin d’un domaine aux fins de la mémoire familiale des possédants. Dans les deux premiers cas, un monticule de pierres suffisait, ce qui n’est pas sans rappeler les bornes de l’Antiquité grecque (Récit 4). Nos ancêtres, lointains comme locaux, intuitionnaient solidement que toute fin d’existence requiert sa balise. Et ce, même si la mort individuelle ressentie s’enchâssait dans la mort vécue groupalement, lors d’époques de menaces et de limitation des moyens techniques de défense face à celles-ci. Ce sentiment ne signifiait pas que la mort soit « acceptée » en se fiant uniquement au sillage prescriptif religieux. Simplement, une obligation mutuelle s’en trouvait convoquée, suscitant solidarité de survie terrestre qui pouvait aussi neutraliser les conflits entre personnes. Et se répercutait dans la sollicitude entre sociétés des morts et des vivants.
Par suite, ce sol révèle comment les corps étaient inhumés un à un (la plupart du temps), mais sans signe ni lot distinctifs au sol, puisque les cimetières appartenaient à la communauté qui, encore ici, faisait résonner le lieu destinal davantage que le sort de chacun : « L’emplacement de la sépulture est parfois marqué d’une croix ou d’un monument en bois, probablement sans épitaphe ni identification personnelle1. »
Il s’agit bien sûr d’une règle générale, puisque les sélections se sont affinées avec le temps, organisant les sépultures en fonction de la qualité (exemple, un enfant) ou du statut social. Par définition, les privilégiés ad sanctos des premiers cimetières paroissiaux, d’abord sous l’église, puis dans l’espace qui y est contigu, sont signalés tels. Cependant, « à mesure que nous approchons du 20e siècle, les morts, même fortunés, s’éloignent du sanctuaire pour rejoindre la multitude anonyme du petit peuple des campagnes. (...) Au cours des années 1880, le législateur codifie la victoire des hygiénistes14 » par l’éloignement des cimetières des zones habitées. (Voir Récit 8).
Dès lors, l’anonymat des sépultures des cimetières ruraux se trouve progressivement rogné sous au moins deux déterminants : de manière imperceptible alors, les modifications des sensibilités depuis plusieurs siècles, relatives à l’importance publique15 attribuée à l’individualité des humains comme sujets agissants et autodéterminés. Inscrite dans les législations, cet individualisme de bon aloi a pu donner lieu à un renversement des cadres référentiels : il notamment nourri au 20e siècle le désinvestissement à l’égard des institutions et des responsabilités collectives, au profit des logiques de plus en plus individualistes, à la fois nouvelle religion, fer de lance du capitalisme débridé et source de désalliances tous azimuts.
Ruptures d’arches.
Ensuite, une « revanche » de certains délogés rompus à cette distinction plus ou moins ostentatoire a fait en sorte que « la hiérarchie sociale, les inégalités entre les vivants [franchisse] le mur des cimetières », glissement pour lequel on disposerait de peu de données précises, même situé au 19e siècle : « À partir de quel moment le champ des morts a-t-il été tributaire des niveaux de fortune et des clivages culturels? Quand, comment l’initiative des riches, des gens pourvus d’un vernis de culture savante, a-t-elle été imitée par les moins fortunés, laissant les pauvres au rancart, dans l’anonymat et l’oubli16? »
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La charge de St-Antoine de Padoue, patron des perdus pour la société, se serait du coup amplifiée... En effet, la concentration des humains pensés comme mortels en lien avec l’au-delà a basculé vers une concentration des humains au titre d’individus. Elle porte cet effet automatique : d’un côté, valeureux, de l’autre, marginalisés. Bien sûr, au 17e siècle, étaient « mis au rancart » les êtres qui dérogeaient à la prégnante morale catholique : « Conformément au Code de droit canonique, les grands cimetières de la colonie destinaient un lot, en terre non consacrée, aux «indignes» : les enfants morts sans baptême, les suicidés, les hérétiques (...), les soldats protestants qui refusaient les derniers sacrements17. » Ces exclusions confortaient l’ordre social dans le maintien des règles et la quête d’une certaine homogénéité culturelle. Néanmoins, autant les règles étaient connues de tous, autant un individu les transgressant pouvait s’amender de sa conduite, parfois in extremis. De plus, les dérogations n’étaient pas rares, ainsi pour les enfants morts sans baptême.
Cette morale que nous donnons avec raison comme ostracisante s’est trouvée dépassée et d’une certaine façon dédoublée depuis par l’affluence des êtres dont la fin de vie est en déshérence, dont la mort est à peine saluée : on pense aux itinérants. Pour beaucoup d’entre elles et eux comme pour d’autres en maintes épreuves d’esseulement, désaffiliés de soutien social, leur corps n’est pas réclamé et leurs restes cinéraires, encore moins. Nous réclamons par ailleurs la non-violence.
Dédouanement sociétal devant cette double mort ? En matière de disposition des restes, nous bénéficions alors du souci d’équité promu par les Chartres des droits de la personne ; sans toujours pouvoir agir en amont sur les facteurs de morts sociales que sont ces formes d’anomie, nous prisons la règle de l’euphémisme et la délicatesse : par exemple, de « fosse communautaire » à jardin. C’est aussi un rôle qu’assume un bel espace dévolu à ces êtres au jardin cinéraire du Repos Saint-François d’Assise.
Berce, va : assembler, REGROUPER
Les groupes humains ont donné simultanément deux grands héritages, du simple fait qu’ils observaient, écoutaient, laissaient résonner. S’ils devaient leur force de survie au groupe, ils ont par mimétisme regroupé : dans tous les liens, les objets et les morts. Cela a donné le partage, le réconfort, l’effort vers l’autre, irrigués de la pensée symbolique.
Par le symbole, nous représentons une idée, un manque, un appel. Un symbole peut être abstrait (la fraternité) ou figuratif (l’ange du Récit 11). S’il est répété, il forge un motif. Et si ce motif se découvre en époques et cultures fort différentes, il devient un archétype18.
Le regroupement au cimetière s’avère ainsi archétypal, du fait qu’il incite à lier vivants et morts, à relier d’une autre manière ce qui a été séparé. Comme condensé de symbole, il signifie donc bien davantage qu’une accumulation pragmatique des dépouilles. Ce sont les sépultures regroupées qui ont hissé les humains du statut de nature à celui de culture : le trait sur les parois des grottes, le langage, les arts et techniques, la pensée de l’au-delà y ont trouvé un arc-boutant.
Le berceau-cimetière en est, oui.
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Avec toute ma considération pour le travail
de révision linguistique de Madame Ghislaine Daoust.
Luce DES AULNIERS, professeure émérite, UQÀM
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Notes
- VIGNEAULT, Gilles (2018). « Une berçante » (extrait), Le Chemin montant, poèmes, Montréal, Boréal, 116 p., p. 41. Souligné LDA.
- Origine de patrimoine, le plus souvent insue. Voir Loi sur le patrimoine culturel, (2012), 2021 (art. 1) :
« La présente loi a pour objet de favoriser la connaissance, la protection, la mise en valeur et la transmission du patrimoine culturel, reflet de l’identité d’une société, dans l’intérêt public et dans une perspective de développement durable. / Elle a également pour objet de favoriser la désignation de personnages historiques décédés, d’événements et de lieux historiques. / Le patrimoine culturel est constitué de personnages historiques décédés, de lieux et d’événements historiques, de documents, d’immeubles, d’objets et de sites patrimoniaux, de paysages culturels patrimoniaux et de patrimoine immatériel. » - Les premiers cimetières en terre québécoise furent catholiques : pour Québec, ils datent de 1657 (Cimetières Ste-Famille [1657- 1841], Ste-Anne [1691-1844], 225 défunts, contigus à la basilique-cathédrale Notre-Dame ; pour Montréal, de 1643, un an après de la fondation de Ville-Marie. Il fut découvert en 1989, sur le site de l’édification du Musée de Pointe-à-Callière, sis sur les restes de la première habitation-fortification. Un des rêves fondateurs de la ville étant de rallier les Amérindiens (du moins certains), le registre des 38 sépultures mentionne 26 Français, 12 Amérindiens. (Les 7 fosses alors excavées attestent notamment de cette présence amérindienne.) Ce cimetière fut abandonné en 1654 et l’on a établi le suivant près de la chapelle du premier Hôtel-Dieu, puis un troisième, inondé en 1683, aussi situé dans l’actuel Vieux-Montréal. La Fabrique de la paroisse Notre-Dame en a vendu le terrain aux fins de construction de la première cathédrale pour aménager en 1799 le cimetière St-Antoine.
Parmi x sources : TISON, Marie, « À la recherche des cimetières oubliés de Montréal », La Presse, 3 janvier 2021; Et Ville de Québec, Patrimoine : l’archéologie à Québec, 2022. archeologie.ville.quebec.qc.ca/sites/cimetieres-de-la-basilique-cathedrale-de-notre-dame-de-quebec/ - Comment protéger ce repère métropolitain (Les amis de la montagne y voient), et ici, le plus grand lieu de sépulture canadien (on y a aussi trouvé des sépultures préhistoriques) ? Dans un arrondissement historique et naturel (Québec, 2005) et site patrimonial déclaré du Mont Royal (Ottawa, 1998).
AUSSI : La Fédération de l’Écomusée de l’Au-Delà, est née en 1991 à partir du cimetière Notre-Dame-des-Neiges, sous l’impulsion d’Alain TREMBLAY et de quelques collègues passionnés, issus de diverses disciplines. Soucieux d’une gestion davantage démocratisée, cet organisme sans but lucratif est concerné par la défense du patrimoine funéraire dans les cultures locales du Québec. Tout en organisant diverses activités, il a publié un journal électronique trimestriel, La Veille. Depuis mai 2022, ralliant divers contributeurs, il est devenu l'Écomusée du patrimoine funéraire et commémoratif. - St-Antoine de Padoue (Portugal, 1195 — Italie, 13 juin 1231), frère franciscain prénommé en hommage à St-Antoine du désert (premier ermite chrétien connu), émule de François d’Assise : théologien remarqué (aussi du pape Grégoire IX), prédicateur influent et symbole de compassion humaine, il est reconnu protecteur : « du Portugal, des marins, des naufragés et des prisonniers, des pauvres, des personnes âgées, des animaux, des opprimés, des femmes enceintes, des affamés, des cavaliers, des natifs américains (Amérindiens), le patron contre la stérilité. Il est traditionnellement invoqué pour retrouver des objets perdus ou des choses oubliées. » (WIKIPÉDIA). À la fois représenté comme un docte (livre) et un cœur vaillant et pur (lys), de nombreuses églises lui sont consacrées en Europe. Au Québec, également, de même qu’un ermitage et des institutions de santé. Un cimetière paroissial du Vieux-Longueuil emprunte son nom.
- LEHOËRFF, Anne (2019). « Rencontre avec nous-mêmes. Les restes humains en contexte archéologique », Esprit, Éd. Esprit, septembre 2019, No 9, p. 131-142. www.cairn.info/revue-esprit-2019-9-page-131.htm.
- LAUWERS, Michel, ZEMOUR, Aurélie (dir.) (2017). Qu’est-ce qu’une sépulture? Humanités et systèmes funéraires de la Préhistoire à nos jours, Actes des 36e Rencontres internationales d’archéologie et d’histoire, Éditions APDC, 492 p.
- La sépulture des morts est donnée comme un devoir qui s’impose aux humains ; depuis l’Antiquité, des figures ont porté ce souci, tels Tobie dans la Bible, et Antigone, dans la dramaturgie grecque de Sophocle.
- Cette période, dite du Moustérien (en fonction des outils de silex), concerne l’Eurasie occidentale, de l’Oural à l’Atlantique et de la Scandinavie à l’Afrique du nord (selon les auteurs, aussi le Proche-Orient). La population est issue soit des Néandertaliens (restes découverts initialement en 1864), soit des Proto-Cro-Magnons, nos ancêtres directs (découverts en 1868). Les uns et les autres auraient disparu de l’Europe vers — 35 000 ans, pour laisser place à Cro-Magnon (Homo Sapiens sapiens). Voir entre autres : MOHEN, Jean-Pierre (2010), Les Rites de l’au-delà, Paris, Odile Jacob, 330 p.
- TILLIER, Anne-Marie (2009). L’homme et la mort. L’émergence du geste funéraire durant la Préhistoire, Paris, Éditions du CNRS, 186 p.
- GAGNON, Serge (1987). Mourir hier et aujourd’hui, Québec, Presses de l’Université Laval, 192 p., p. 45.
- OLIVIER-LOYD, Vanessa (2007). « Patrimoine archéologique des cimetières anciens du Québec », Encyclopédie du patrimoine culturel de l’Amérique française (Fiche-résumé).
- OLIVIER-LOYD, Vanessa (2008). Le patrimoine archéologique des cimetières euro-québécois (Étude de concert avec le Répertoire canadien des lieux patrimoniaux, section Québec, incluant la liste des cimetières protégés), Ministère de la Culture, des communications et de la condition féminine, Direction du patrimoine et de la muséologie, 128 p., p. 12.
- GAGNON, Serge (1987). Op. cit., p. 53, 56.
- « Publique », puisque la considération de la valeur humaine ne se résume pas à la préséance des individualités, comme tant nous le porte à croire. Si l’on considère les stèles funéraires comme un marqueur de respect des individualités, il arrive que le nombre et le geste suffisent, sans indications nominales. Exemple, au nord du 49e parallèle, à Puvimituk, village du Nunavik, sur la côte est de la Baie d’Hudson, le cimetière est serti de croix de bois blanches et de monticules pierreux : une sorte de forêt émouvante.
- Ibid., p. 59, 64.
- ROCHER, Marie-Claude, « Francophones protestants : quels cimetières? », BRODEUR, Mario (dir.). (2012), Guides des cimetières du Québec, Fabrique de la Paroisse Notre-Dame de Montréal, 340 p., p. 206-207. Aussi : un bel exemple du passage des sépultures communes anonymes se trouve au Cimetière anglican et presbytérien St-Matthew (1172-1890), qui a abrité plus de 6 000 défunts. Voir photo introductive des Récits.
- Carl Gustav JUNG disait notamment que l’inconscient collectif sécrétait des archétypes repérables dans l’art, les mythes, les récits.
Voir aussi ce très beau film : ÉMOND, Bernard, Ceux qui ont le pas léger meurent sans laisser de traces, Prod. ACPAV, 1992, 51 min.
VIGNEAULT, Gilles (2018). « Une berçante » (extrait), Le Chemin montant, poèmes, Montréal, Boréal, 116 p., p. 41. Souligné LDA.
Origine de patrimoine, le plus souvent insue. Voir Loi sur le patrimoine culturel, (2012), 2021 (art. 1) :
« La présente loi a pour objet de favoriser la connaissance, la protection, la mise en valeur et la transmission du patrimoine culturel, reflet de l’identité d’une société, dans l’intérêt public et dans une perspective de développement durable. / Elle a également pour objet de favoriser la désignation de personnages historiques décédés, d’événements et de lieux historiques. / Le patrimoine culturel est constitué de personnages historiques décédés, de lieux et d’événements historiques, de documents, d’immeubles, d’objets et de sites patrimoniaux, de paysages culturels patrimoniaux et de patrimoine immatériel. »
Les premiers cimetières en terre québécoise furent catholiques : pour Québec, ils datent de 1657 (Cimetières Ste-Famille [1657- 1841], Ste-Anne [1691-1844], 225 défunts, contigus à la basilique-cathédrale Notre-Dame ; pour Montréal, de 1643, un an après de la fondation de Ville-Marie. Il fut découvert en 1989, sur le site de l’édification du Musée de Pointe-à-Callière, sis sur les restes de la première habitation-fortification. Un des rêves fondateurs de la ville étant de rallier les Amérindiens (du moins certains), le registre des 38 sépultures mentionne 26 Français, 12 Amérindiens. (Les 7 fosses alors excavées attestent notamment de cette présence amérindienne.) Ce cimetière fut abandonné en 1654 et l’on a établi le suivant près de la chapelle du premier Hôtel-Dieu, puis un troisième, inondé en 1683, aussi situé dans l’actuel Vieux-Montréal. La Fabrique de la paroisse Notre-Dame en a vendu le terrain aux fins de construction de la première cathédrale pour aménager en 1799 le cimetière St-Antoine.
Parmi x sources : TISON, Marie, « À la recherche des cimetières oubliés de Montréal », La Presse, 3 janvier 2021; Et Ville de Québec, Patrimoine : l’archéologie à Québec, 2022. archeologie.ville.quebec.qc.ca/sites/cimetieres-de-la-basilique-cathedrale-de-notre-dame-de-quebec/
Comment protéger ce repère métropolitain (Les amis de la montagne y voient), et ici, le plus grand lieu de sépulture canadien (on y a aussi trouvé des sépultures préhistoriques) ? Dans un arrondissement historique et naturel (Québec, 2005) et site patrimonial déclaré du Mont Royal (Ottawa, 1998).
AUSSI : La Fédération de l’Écomusée de l’Au-Delà, est née en 1991 à partir du cimetière Notre-Dame-des-Neiges, sous l’impulsion d’Alain TREMBLAY et de quelques collègues passionnés, issus de diverses disciplines. Soucieux d’une gestion davantage démocratisée, cet organisme sans but lucratif est concerné par la défense du patrimoine funéraire dans les cultures locales du Québec. Tout en organisant diverses activités, il a publié un journal électronique trimestriel, La Veille. Depuis mai 2022, ralliant divers contributeurs, il est devenu l'Écomusée du patrimoine funéraire et commémoratif.
St-Antoine de Padoue (Portugal, 1195 — Italie, 13 juin 1231), frère franciscain prénommé en hommage à St-Antoine du désert (premier ermite chrétien connu), émule de François d’Assise : théologien remarqué (aussi du pape Grégoire IX), prédicateur influent et symbole de compassion humaine, il est reconnu protecteur : « du Portugal, des marins, des naufragés et des prisonniers, des pauvres, des personnes âgées, des animaux, des opprimés, des femmes enceintes, des affamés, des cavaliers, des natifs américains (Amérindiens), le patron contre la stérilité. Il est traditionnellement invoqué pour retrouver des objets perdus ou des choses oubliées. » (WIKIPÉDIA). À la fois représenté comme un docte (livre) et un cœur vaillant et pur (lys), de nombreuses églises lui sont consacrées en Europe. Au Québec, également, de même qu’un ermitage et des institutions de santé. Un cimetière paroissial du Vieux-Longueuil emprunte son nom.
LEHOËRFF, Anne (2019). « Rencontre avec nous-mêmes. Les restes humains en contexte archéologique », Esprit, Éd. Esprit, septembre 2019, No 9, p. 131-142. www.cairn.info/revue-esprit-2019-9-page-131.htm.
LAUWERS, Michel, ZEMOUR, Aurélie (dir.) (2017). Qu’est-ce qu’une sépulture? Humanités et systèmes funéraires de la Préhistoire à nos jours, Actes des 36e Rencontres internationales d’archéologie et d’histoire, Éditions APDC, 492 p.
La sépulture des morts est donnée comme un devoir qui s’impose aux humains ; depuis l’Antiquité, des figures ont porté ce souci, tels Tobie dans la Bible, et Antigone, dans la dramaturgie grecque de Sophocle.
Cette période, dite du Moustérien (en fonction des outils de silex), concerne l’Eurasie occidentale, de l’Oural à l’Atlantique et de la Scandinavie à l’Afrique du nord (selon les auteurs, aussi le Proche-Orient). La population est issue soit des Néandertaliens (restes découverts initialement en 1864), soit des Proto-Cro-Magnons, nos ancêtres directs (découverts en 1868). Les uns et les autres auraient disparu de l’Europe vers — 35 000 ans, pour laisser place à Cro-Magnon (Homo Sapiens sapiens). Voir entre autres : MOHEN, Jean-Pierre (2010), Les Rites de l’au-delà, Paris, Odile Jacob, 330 p.
TILLIER, Anne-Marie (2009). L’homme et la mort. L’émergence du geste funéraire durant la Préhistoire, Paris, Éditions du CNRS, 186 p.
GAGNON, Serge (1987). Mourir hier et aujourd’hui, Québec, Presses de l’Université Laval, 192 p., p. 45.
OLIVIER-LOYD, Vanessa (2007). « Patrimoine archéologique des cimetières anciens du Québec », Encyclopédie du patrimoine culturel de l’Amérique française (Fiche-résumé).
OLIVIER-LOYD, Vanessa (2008). Le patrimoine archéologique des cimetières euro-québécois (Étude de concert avec le Répertoire canadien des lieux patrimoniaux, section Québec, incluant la liste des cimetières protégés), Ministère de la Culture, des communications et de la condition féminine, Direction du patrimoine et de la muséologie, 128 p., p. 12.
GAGNON, Serge (1987). Op. cit., p. 53, 56.
« Publique », puisque la considération de la valeur humaine ne se résume pas à la préséance des individualités, comme tant nous le porte à croire. Si l’on considère les stèles funéraires comme un marqueur de respect des individualités, il arrive que le nombre et le geste suffisent, sans indications nominales. Exemple, au nord du 49e parallèle, à Puvimituk, village du Nunavik, sur la côte est de la Baie d’Hudson, le cimetière est serti de croix de bois blanches et de monticules pierreux : une sorte de forêt émouvante.
Ibid., p. 59, 64.
ROCHER, Marie-Claude, « Francophones protestants : quels cimetières? », BRODEUR, Mario (dir.). (2012), Guides des cimetières du Québec, Fabrique de la Paroisse Notre-Dame de Montréal, 340 p., p. 206-207. Aussi : un bel exemple du passage des sépultures communes anonymes se trouve au Cimetière anglican et presbytérien St-Matthew (1172-1890), qui a abrité plus de 6 000 défunts. Voir photo introductive des Récits.
Carl Gustav JUNG disait notamment que l’inconscient collectif sécrétait des archétypes repérables dans l’art, les mythes, les récits.