Derrière chaque perte se trouve une histoire, un style d’attachement, un lien qui s’est tissé, solidifié et concrétisé entre deux êtres dont le parcours, unique, témoigne de goûts et de valeurs partagés. En évoluant ensemble, le couple se perçoit souvent comme une entité, c’est-à-dire que l’essence de l’un devient l’essentiel pour l’autre.
Partager la vie de l’autre dix, trente, ou cinquante ans marque un itinéraire où chacun avance à petits ou à grands pas, apprend à se connaître en la présence du conjoint, réalise ses talents et déploie sa créativité, à moins que pareille intimité n’ait été perçue ou vécue comme un fiasco. La psychanalyste Morel Cinq-Mars rejoint ici ma pensée lorsque la mort frappe : « Le survivant est parfois le premier étonné d’être si profondément atteint par un décès, ou à l’inverse, de l’être si peu. »
La véritable union accroît la force individuelle jusqu’au jour où la mort de l’un laisse l’autre dans une blessure signifiée par l’absence, le manque, l’insécurité affective et la perte de sens. L’obligation, désormais, de vivre autrement, comme dans un nouveau pays, et le triple sentiment d’être dépouillé d’un passé familier, contraint de subir un présent insatisfaisant et préoccupé par un futur dénué de sens, entraînent une perte de motivation et un risque d’effondrement passager.
Quelles sont les circonstances entourant la perte d’un conjoint : soudaines ? catastrophiques ? La mort a-t-elle été précédée d’une maladie grave ? La personne en deuil a-t-elle perdu « sa douce moitié », « son bras droit », sa source d’inspiration, son grand ami, sa confidente, le père ou la mère de ses enfants ? Si la perte est soudaine, le conjoint tentera inlassablement de retracer les mots marquant la dernière conversation, celle qui s’est inscrite dans le vif de la mémoire, et ne laissait point présager un départ brutal. Même anticipée, la perte ne laisse pas le proche indemne ; la présence du corps inanimé peut infliger un véritable choc.
La perte d’un être cher oblige à de nouvelles responsabilités pour lesquelles on n’est pas forcément préparé. Certaines s’avèrent prioritaires alors que d’autres se déploieront dans le temps, au gré des forces et des limites de chacun. Se départir de biens imprégnés de souvenirs précieux, veiller à la succession, payer les dettes contractées par le défunt, trier les vêtements, et les papiers, figurent parmi les tâches lourdes à accomplir. À cela s’ajoute la peine, la fatigue, la difficulté de se concentrer, ou l’absence de motivation. Comme elles reviennent la plupart du temps au conjoint, ces tâches s’accompagnent inévitablement d’une profonde solitude, et d’un malaise causé par le sentiment d’intrusion dans l’univers intime du disparu. Le deuil se présente comme un phénomène étrange, il crée un schisme entre la vie d’avant et celle qui s’impose à présent, provoquant une déchirure profonde. Combien est ardue l’acceptation de l’appel sans réponse, et pour toujours !
La perte contraint à fournir des efforts presque surhumains qui, au début du processus de deuil, donnent peu de résultats. Persister devient le leitmotiv des endeuillés. Leurs défis : vivre sans l’autre, et continuer d’avancer, célébrer sa vie, prolonger le meilleur de sa personne, pardonner ses erreurs de parcours, et bénir les moments vécus ensemble. Comment retrouver la sérénité par-delà le tumulte intérieur, la désorganisation sociale et les contrecoups physiques ? Comment le parent affligé parviendra-t-il à apaiser ses enfants ?
Sur la photo qui en témoigne, le jeune papa réconforte ses petits en les enlaçant dans une étreinte de guérison. Le chagrin partagé diffuse sa lumière au soir du deuil. Cette proximité permet de baliser le chemin partiellement défriché et d’avancer à nouveau dans les traces de celui ou celle qui n’est plus. José Morel Cinq-Mars nous pose ici une question essentielle : « Qu’est-ce qui est le plus réel, sa mort ou le désir qu’il soit encore là ? » Autrement dit, à lui seul, le désir qu’il soit encore là permettrait-il de ressentir en soi la présence agissante du conjoint manquant, et de garantir son propre retour à la vie malgré la pérennité de l’absence ?
Une telle perspective jette un baume sur le deuil en cours et trace la voie à la lente reconstruction de soi.
Johanne de Montigny
Psychologue
Référence :
MOREL CINQ-MARS, José. Le deuil ensauvagé, Paris, PUF, 2010, 182 p.