Le 4 avril 2022 - Soirée-rencontre sur le deuil
infodeuil.ca / Johanne de Montigny, psychologue de formation, consultante pour le RSFA
C’est un privilège pour moi de pouvoir m’adresser directement à vous ce soir. Je me sens à la fois émue et renforcée par les propos des personnes en deuil qui, depuis plus de trente ans, continuent de m’apprendre, de m’inspirer et de donner du sens à mon travail.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, j’aimerais attirer votre attention sur la toile de l’artiste peintre André Pitre. Ce tableau me révèle la vie avant la perte, un ciel obscurci par la souffrance en période de deuil et une éclaircie qui pointe à l’horizon. Je vous invite à visiter le site de cet artiste qui nous donne à voir ses œuvres à la fois touchantes et apaisantes. Merci André.
André Pitre
Sans plus tarder, le deuil, parlons-en.
Voir un proche mourir à petit feu, ou perdre un être cher de façon soudaine, soulève un chagrin aux innombrables répercussions. Dans la mort annoncée, on peut observer un pré-deuil, une sorte de prise de conscience que la vie de l’être aimé tire à sa fin. Alors que dans la mort soudaine, parfois brutale, nul n’est préparé à recevoir une nouvelle aussi radicale. Une même réaction caractérise les deux types de deuil, c’est l’état de choc car, même si la mort annoncée est prévisible, entre la vie qui tient encore et le dernier souffle, les proches voient une forme de soudaineté. Autrement dit, la mort même attendue, surprend.
Dans la mort foudroyante, le choc s’apparente à une « déflagration psychique » que les endeuillés décrivent comme un coup de massue sur la tête, une erreur sur la personne, une impossibilité de consentir à la réalité.
Le choc peut se prolonger durant des semaines, voire des mois. Les personnes en deuil utilisent alors les termes : anesthésié, robotisé, gelé, pris dans les filets d’un cauchemar, dans un film d’horreur, dans un monde à part, expatrié dans un espace inconnu, irréel, inaccessible.
Ce qui différencie les endeuillés, c’est la durée et l’intensité de leur souffrance. Avons-nous perdu un enfant, un conjoint, un parent? Dans quelles circonstances? Était-ce un pilier dans la vie familiale? Une figure d’attachement unique? Une promesse pour le futur? Un complice? Une âme sœur? Un ami d’enfance? Une fiancée? Un frère bien-aimé? Qui avons-nous perdu et qu’avons-nous perdu de soi en perdant l’autre?
Soyons clairs, les personnes en deuil vivent un long moment de souffrance souvent difficile à saisir par quiconque n’a jamais été éprouvé par une perte majeure. De fausses croyances circulent et se perpétuent à propos des deuils qui se prolongent. On invite alors un proche en pleurs à penser à autre chose, on lui suggère de donner ou de trier dans un temps record des objets ayant appartenu au défunt, on lui fait remarquer que certaines pertes sont pires que la sienne. Toutes ces maladresses heurtent le deuilleur, qui tentera de s’isoler pour ne plus composer avec des conseils ou des recommandations qui ne correspondent aucunement à son vécu. La personne en deuil ne peut pas simplement « tourner la page » de l’histoire de sa vie, elle devra plutôt rédiger de nouveaux chapitres pour y donner suite. La souffrance inhérente à la perte ne peut pas se résorber comme par magie; bien au contraire, un travail de deuil s’effectue entre l’effondrement et la reconstruction d’une vie lourdement ébranlée. Tant de visages me viennent à l’esprit quand je pense à la souffrance si difficile à accepter, à traverser, à surmonter pour ceux et celles qui restent.
Entre le deuil « normal » et le deuil « complexe persistant», la ligne n’est pas toujours facile à tracer. Prenons l’exemple de cette femme dont la mère fut hospitalisée en phase terminale au pire temps de la Covid-19. L’interdiction de l’accompagner, de la soigner, de lui dire au revoir en la remerciant et en l’aimant très fort, a provoqué chez elle un deuil traumatique, une détresse inconsolable durant les deux ans qui ont suivi le drame. À ce jour, sa profonde blessure ne cicatrise pas aussi naturellement que si la perte de sa mère avait eu lieu dans un contexte enveloppant, sécurisant, normal. Comble de malheur, l’impossibilité d’honorer les volontés de la défunte, de lui rendre hommage en accueillant les personnes pour qui elle a compté, amplifie la souffrance familiale. Priver une fille bien aimée de se rendre au chevet de son parent ressemble à la naissance esseulée d’un enfant aux mains de purs étrangers : le personnel soignant a tout donné tandis que la famille a tout raté. On le voit, la situation pandémique a mis à mal le deuil intime.
La traversée du deuil exige du temps et de la confiance, une patience d’ange et une capacité de porter une souffrance aigüe et révélatrice du poids de l’absence. Elle nécessite aussi la conviction qu’un jour la douleur desserrera son étau.
Beaucoup se questionnent sur les étapes du deuil. Il faut savoir qu’un grand nombre d’auteurs les ont identifiées dans le but de mieux situer les personnes déstabilisées par la perte d’un être cher. Ces phases ou temps du deuil servent de points de repère sur le chemin parcouru ou restant à parcourir dans un paysage voilé. Ni prescriptions ni passages obligés, les étapes ont tout simplement le mérite de baliser le chemin escarpé du deuil.
Pour ma part, je privilégie la définition des « trois temps du deuil » tels que proposés par la psychologue française Nadine Beauthéac1 le temps du choc, le temps de l’intense souffrance et le temps du deuil cyclique et intermittent, soit les dates anniversaires, les saisons du deuil, les rappels impromptus, les images intrusives ou éventuellement, de plus longs moments de répit entre les vagues de chagrin
Une série de peurs attaquent les deuilleurs. La peur de ne plus retrouver de raisons de vivre, de ne plus savoir rire, de ne plus aimer, de ne plus jamais être les mêmes. J’aimerais à l’instant en aborder quelques-unes. Tout d’abord, nos raisons de vivre peuvent effectivement disparaître avec l’épreuve de la perte; cette quête de sens est centrale dans le processus de redéfinition de soi comme veuve, par exemple, comme fils dorénavant unique, comme moitié restante de son jumeau ou comme mère qui a perdu son enfant, ce qu’une Association belge pour parents endeuillés nomme « parents désenfantés » (Beauthéac, 2010, p. 23).
Lorsque l’on perd un être cher, l’identité même vacille, elle se métamorphose pour se solidifier généralement au fil du temps. On assiste alors à la rénovation complète de l’être, à une invasion intérieure, à une véritable renaissance de ce côté-ci de la vie. Mais pour renaître avec un potentiel inespéré, il faut avoir beaucoup pleuré, gardé silence, s’être isolé, s’être perdu de vue, avoir connu les tourments de l’insomnie, de la solitude, de l’inconnu. Il faut avoir sombré pour remonter à la surface. Il est impossible d’escamoter la souffrance qu’engendre le deuil si on veut magnifier les forces du moi et redécouvrir sa vie non plus sans l’autre, mais avec l’autre au-dedans de soi.
Autrement dit, je deviens aussi ce que celui ou celle qui n’est plus a construit avec moi avant de partir. Je suis habitée par tout ce que nous avons partagé, même si sa vie fut courte. Sans cette rencontre, est-ce que je serais devenue la personne que je suis et qui pourra évoluer, forte du passage de sa vie dans la mienne?
Il faudrait parvenir à dire : « Tu as eu le courage de mourir, alors je puiserai en toi la force de vivre. »
Avant de passer à vos questions, j’aimerais vous dire en vrac ce que la majorité des personnes en deuil vivent quelle que soit la nature de la perte entourant la mort.
Après le choc, la réalité s’installe et la souffrance se traduit par un sentiment de vide; un manque, un ennui, une déstabilisation; une appréhension du futur.
L’endeuillé a besoin d’être accueilli tel quel, de parler du défunt, d’être écouté, de sentir l’empathie de l’entourage ou du thérapeute; il a besoin de partager avec d’autres personnes en deuil, il a l’impression d’avoir des réactions anormales et craint d’être jugé; il perçoit la mort comme une trahison, une injustice, un fait implacable et inacceptable.
La perte par homicide et/ou par suicide soulève une douleur immense, difficile à mettre en mots, un sentiment de culpabilité, parfois suivi d’auto-reproches, de regrets, de questions sans fin, de réponses partielles. Une perte d’estime de soi peut survenir à la pensée de n’avoir pu empêcher le drame.
La perte d’un enfant se vit comme une tragédie familiale. Le sentiment d’impuissance du parent se confond avec une pensée obsédante : comment aurais-je pu sauver mon enfant? J’aurais donné ma vie pour épargner la sienne.
D’autres me disent : je fais semblant de vivre, de fonctionner, je suis paralysée, je pense souvent à mourir, parfois même au suicide, mais je ne passerai pas à l’acte. Je manque d’appétit, j’ai besoin d’être seul et pourtant, je cherche la compagnie; je voudrais me distraire, mais tout me paraît banal. Le soleil m’agresse, rien ne me console, je n’arrive pas à lire une page au complet, la musique me fait trop pleurer, la télé m’abrutit. Je me sens irritable, j’éprouve de la colère, les gens me tapent sur les nerfs.
Et voici que, au plus fort de la souffrance, je comprends que mon deuil persiste, certes, mais que mes réactions et mes sentiments s’adoucissent. Le mal va et vient. Je pleure moins. J’accepte quelques invitations. Je commence à m’intéresser aux personnes qui ne vivent pas un deuil.
Pour certains, la perte d’un proche peut même se vivre comme une délivrance. Par exemple, dans le cas d’une femme dont le mari était violent et non aimant, ou encore, dans celui d’un enfant qui a été abusé par celui qui meurt.
Il faut retenir que la profondeur de la perte n’a d’égale que la profondeur de l’attachement. Mais encore, il est possible de pleurer une personne de qui on aurait tant voulu être aimé ou que l’on aurait voulu mieux aimer.
On ne peut prédire quel deuil dans notre vie viendra nous bouleverser le plus. Avons-nous le sentiment que la mort nous a tout pris, même notre vécu avec le défunt? Ou, au contraire, avons-nous la certitude de porter à jamais un amour que même la mort n’a pu détruire?
En terminant, il m’importe de rappeler qu’il arrive aussi que la perte d’un être cher s’inscrive dans un moment de quiétude ou de bien-être personnel. La mort est alors perçue comme paisible, comme un événement troublant, mais grandiose. Le moment est sacré, unique. La personne en deuil se sent portée par une force insoupçonnée. Elle découvre la grâce de l’instant qui se traduira par un moment d’éternité. Ce sentiment n’élimine point le chagrin que soulève la perte; il cohabite avec cette joie profonde qu’un certain nombre de personnes cultivent tout au long de leur vie2.
Notes
- Beauthéac, Nadine : 100 réponses aux questions sur le deuil et le chagrin, Paris, Albin Michel, 2010.
- de Montigny, Johanne; Cyr, Claude : Ce vif de la vie qui jamais ne meurt, Montréal, Novalis, 2017, p. 90-98.
Beauthéac, Nadine : 100 réponses aux questions sur le deuil et le chagrin, Paris, Albin Michel, 2010.
de Montigny, Johanne; Cyr, Claude : Ce vif de la vie qui jamais ne meurt, Montréal, Novalis, 2017, p. 90-98.