Récit 1
Une donnée fondamentale me fait hésiter à aller dans le sens de la fin annoncée des cimetières : la Terre, qui offre une sépulture aux humains, s’est formée bien avant qu’ils ne l’arpentent. Ils s’en doutaient probablement, mais au moins ils y trouvaient une sorte de certitude. Or, cette certitude a pu forger le paradigme originel des êtres-au-monde, la référence universelle à la Terre qui nourrit et accueille. Fragile et émerveillante.
Ainsi, pour Homo sapiens, enterrer ses morts (-100 000 ans) n’était pas seulement un procédé commode afin d’aménager le sort d’un corps désormais sans vie. Si « cadavre » provient du latin cadaver, qui signifie « laisser choir », hormis de très rares exceptions, c’est au minimum avec ménagement. À la protection qui s’imposait d’emblée contre charognards ou bêtes fouisseuses, se sont jouxtés progressivement bien des significations, et certes, parmi elles, des plus… lyriques. Évidemment, on peut conjecturer sur les mentalités, voire les embryons de croyances qui irriguaient l’imaginaire dès les débuts. Quelques indices ? La position des corps dans la fosse et l’ajout occasionnel d’objets signalétiques de ce que fut leur existence et de ce qu’on en espère : les morts transiteraient entre les mondes. Par conséquent, il importe de les munir de viatiques pour ce voyagement.
On estime alors que ces hominidés desquels Homo Sapiens est un chaînon aient été vraisemblablement mus par deux précautions : d’abord, creuser le sol. Faire l’effort de dégager un périmètre pour y déposer ou y ancrer un élément est éloquent de la valeur qu’on attribue à cet élément, et singulièrement pour la survie de l’espèce : on enfouit les morts et en parallèle, on creusera une « place à feu » (autour de -45 000 ans) ; on observe l’entremêlement racinaire des plantes appréciées et on trace à même la terre meuble ou épierrée des sillons qui recevront les premières semences ; on assujettit les fondations d’un rempart dans des creusements. Or, ce mouvement de mise à découvert pour y placer un élément en attente porte son corollaire prudent : recouvrir, remblayer.
Car il faut bien protéger ce qui se passera là, oui : laisser place à une règle agissant naturellement et observer le passage du temps qui suivra l’action humaine. Cette motion n’est pas rien dans l’histoire de l’humanité.
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C’est pourquoi accoler systématiquement un dessein de dissimulation-déni à l’enterrement des morts me semble un peu léger. Dissimuler au sens de protéger et de veiller à un destin « autonome » n’est pas équivalent à « faire comme si cela — ce qui est sous terre — n’existait pas », ce qui est le sens premier du déni. Marquons le pas.
Terre, donc. Des espèces y marchent depuis 420 millions d’années1. Les premiers hominidés, depuis 7,5 millions d’années.
Cette terre-habitat, on y est de toute façon posés, depuis que nous sommes descendus des arbres. Bien sûr, avec une vision éloignée moins affûtée, mais dotés d’un cerveau disposant tant et mieux d’espace crânien pour prendre ses aises neuronales.
On confie donc tout bonnement les morts à la terre parce qu’elle les enveloppe, après les avoir nourris et les avoir portés. La terre s’avère d’abord le premier linceul, en ce qu’elle protège. Mais comme le linceul, elle dissimule. Et là, nous avançons dans la complexité de nos modes de défense devant la mort, particulièrement subtils concernant la terre.
Car l’effroi, ou à tout le moins, la perplexité que pose un corps en déliquescence, et puis le mystère même de cette grande Inconnue-Mort, peuvent bien faire vaciller. Par conséquent l’hominidé avancé a pu s’axer sur le connu, bien solide, à la fois impitoyable et généreux : la substance terrestre apparaît alors comme une sorte de complice ; on la connaît, du moins dans l’environnement de proximité. Et cette assurance basique et réconfortante s’est répercutée au fil des millénaires : « La terre et moi sommes du même esprit. La mesure de la terre et la mesure de nos corps sont les mêmes. » [Chef Joseph (1974, p. 60)2]
On comprend déjà ainsi où puise la notion de dernier repos et du respect combiné des personnes et de la terre. Il y a une analogie, déjà, entre corps humain et corps planétaire-terrien. L’écologie intégrée, avant sa notion.
Il faut bien quand même escamoter l’intolérable : pour un humain qui s’est tôt et de tant de partages identifié à son congénère vivant, qu’est-ce qui est si intenable ? Constater sa déperdition vers l’indifférenciation de sa matière corporelle. Car le sentiment d’être une personne, un tout assemblé, sentiment si essentiel, ne peut supporter la réalité empirique de cette atteinte définitive d’un corps, d’un désassemblement de son être (même si les hominidés ne se concevaient pas encore comme « êtres »).
Recouvrir en rendant inaccessible, ce geste-tabou originel, s’avère nécessaire et légitime : chercher à dissiper le signe no 1 de la violence intrinsèque de la mort. On répugne naturellement à voir les cadavres, surtout s’ils s’abîment trop dans la déperdition physique : elle violente viscéralement notre sentiment intime d’être un sujet, en lien avec le monde. Il faudra donc que les sujets humains s’affirment, voire ripostent, et pas n’importe comment, avant même d’inhumer l’un des leurs.
Il s’agit en premier de présenter une dépouille, mais en en dissipant autant que possible et provisoirement les signes d’opprobre qui freineraient l’identification à cet humain qui fut considéré tel : maquillage minimal, vêtement, fleurs, herbes odorantes viennent parer à la résistance première, si ce n’est au mouvement instinctif de recul. Le corps ainsi paré deviendra la pierre d’angle de tout l’édifice rituel et des modes de croyance en une forme ou l’autre de survie.
Donc, la sensibilité exige de se préparer pour invisibiliser le corps. Invisibiliser, non pas au sens d’enfouir un être dépouillé d’existence, le sens prosaïque satisfait, puis de tourner les talons et de liquider la question ! Invisibiliser ne signifie pas rejeter et faire disparaître comme s’il s’agissait d’un rien ou d’un déchet. Mais plutôt consentir à un ordre autre qui ne nous regarde pas… Ou pas seulement.
Bien davantage, s’instaure une sorte d’échange, en ceci que les composantes de la matière naturelle inaugurent un cycle de remise : remise au sens de retour à la qualité primordiale du vivant, par laquelle, au terme de l’arc de son existence, chacun contribue par sa mort aux régénérescences physique et intergénérationnelle globales. Remiser n’est donc pas seulement mettre plus ou moins provisoirement de côté. Remiser signifie ici engager un cycle de « à vous, à nous » : une dynamique d’échange, par laquelle circulent les liens qui ne sont pas qu’humains, mais hors de ce que nous connaissons à vue de nez.
Notons en passant comment cet échange qui fait place à la redevabilité des uns envers les autres n’a pas à être comptabilisé. L’échange engage simplement une dynamique par laquelle les uns donnent à l’occasion davantage que les autres, et inversement. Parfois aussi on remet à des tiers, de manière différée. Tout un chacun connaît cela d’expérience.
Ici, en rendant les morts à la terre, on s’acquitte donc a priori d’une dette à l’endroit de celle-ci. Nous avons tous fabriqué sur la base de ses matériaux. Oui, elle nous donne et bien entendu a donné à celles et ceux qui gisent là. De là, de ce principe de rendu d’une dette entre terriens et terre, va émerger la longue chaîne des échanges non pas tant entre vivants et morts comme tels (je reviendrai sur la notion de « communication »), qu’entre société des morts et société des vivants, auquel se consacrera le 3e récit.
Et alors, cette remise dans le sol, assurée, aurait pu autoriser la liberté d’une forme d’imaginaire. N’oublions pas que « sol-humus », « soleil » et « solidarité » tiennent à la même racine… « Humilité » également, celle incorporée dans les actes et non pas celle (auto)proclamée en fanion.
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En axant mon propos sur le thème primordial de la Terre, ce premier récit dépose cette intuition : se pourrait-il que le retrait — bien relatif — des cimetières ait commencé de manière générale au tournant des XIXe et XXe siècles, lors d’époques où ont enflé deux cultes ? Culte de l’individu comme régisseur petit à petit absolu de son existence, et culte de l’idée de progrès illimité, en grevant sans vergogne les ressources terrestres. L’anthropocène qui naissait à l’ère industrielle laissait le terrain à l’anthropocentrisme. Anthropocentrisme ? Cette référence aux projets et savoirs humains devenue non seulement le premier réflexe mental, mais la jauge d’action à la limite exclusive, négligeant ce qui n’est pas elle… Anthropos qui ramène tout à lui.
Phénomènes concomitants, suscitant non pas forcément un rapport de cause à effet, mais une corrélation dont les logiques sont à explorer : de fait, les cimetières ont commencé à être moins entretenus et moins fréquentés à la même époque où grondait ceci, d’abord en silence : l’impact désastreux du mépris des forces de la nature de la part de cet anthropocène, épris de sa gloire depuis ces deux siècles…
LUCE DES AULNIERS
Professeure-chercheure
Notes
- MUSÉUM D’HISTOIRE NATURELLE (1991). On a marché sur la Terre. Le roman de l’évolution, ouvrage collectif issu de l’exposition du même nom, Paris, Muséum d’histoire naturelle, 224 p. Voir aussi les documents sur la sortie des eaux du parc national de Miguasha, en Gaspésie, site naturel intégré au patrimoine mondial de l’UNESCO.
- Cette parole de Chef Joseph, à la pertinence toujours si actuelle, est ancrée dans le 19e siècle. CHEF JOSEPH (1974). « Thinder Travelling to Loftier Mountain Heights » (discours tenu en 1871), repris dans Pieds nus sur la terre sacrée, propos rassemblés par Teresa C. McLuhan, photos de Edward S. Curtis (1868-1952), traduit de l’anglais par Michel Barthélémy, Paris, Denoël, 187 p.
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MUSÉUM D’HISTOIRE NATURELLE (1991). On a marché sur la Terre. Le roman de l’évolution, ouvrage collectif issu de l’exposition du même nom, Paris, Muséum d’histoire naturelle, 224 p. Voir aussi les documents sur la sortie des eaux du parc national de Miguasha, en Gaspésie, site naturel intégré au patrimoine mondial de l’UNESCO.
Cette parole de Chef Joseph, à la pertinence toujours si actuelle, est ancrée dans le 19e siècle. CHEF JOSEPH (1974). « Thinder Travelling to Loftier Mountain Heights » (discours tenu en 1871), repris dans Pieds nus sur la terre sacrée, propos rassemblés par Teresa C. McLuhan, photos de Edward S. Curtis (1868-1952), traduit de l’anglais par Michel Barthélémy, Paris, Denoël, 187 p.